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portée du museau. Espérit prit une mesure d’avoine et l’offrit à la Cadette ; mais au moment de partir, il se trouva dans un grand embarras : il fouilla dans ses poches, dans sa ceinture, dans son bissac, pas d’argent, pas un denier. En admirant la tragédie, il s’était laissé enlever sa bourse par un voisin, un petit Marseillais tout réjoui, qui courait les fêtes pour faire tirer en loterie du gibier et des cigares. Ce Marseillais parlait à ravir du théâtre ancien et moderne ; pendant les entr’actes, il expliquait très subtilement les beautés de la Mort de César. Espérit, en l’écoutant, s’était pris pour lui d’une vive amitié.

Le compte de la Cadette montait à trois sous, deux sous pour l’avoine, un son pour l’établage. Le terrailler ne connaissait personne à Montalric, il prit le parti de demander crédit au logeur d’ânes, et comme il offrait de laisser en gage son bissac, celui-ci répondit en riant : Eh camarade ! Crédit n’est pas mort ; tu me parais bon pour trois sous. À te juger sur ta mine de grand simple, tu n’es pas un escroqueur ; gare plutôt qu’on ne te vole ton âne entre les jambes ! — Mais la femme du logeur voulait ses trois sous, et lorsqu’elle vit qu’Espérit s’éloignait sans payer, elle courut sur lui, et par derrière le décoiffa. — Ah ! il n’a pas d’argent, dit-elle, gardons-lui sa barrette ! — Elle s’était emparée de la calotte d’Espérit, elle l’agitait avec colère, et ne cessait de vociférer : — Ah ! qu’ils viennent nous voler, ces étrangers ! D’où sort-il, celui-là ? On t’en tiendra des établages pour rien ! et de l’avoine encore pour ta bourrique, qui crève de faim ! Il ne manquerait plus qu’il emportât son fumier ! On accourut aux cris de la vieille. Espérit la menaçait le bâton levé ; la foule des passans s’entassa dans l’écurie, les badauds s’attroupèrent ; ceux de Montalric prirent parti pour la femme, ceux du dehors pour Espérit. Sans trop savoir de quoi il s’agissait, on s’injuria des deux côtés, et on allait en venir aux mains. Heureusement le logeur d’ânes était un brave homme, il mit fin à ces querelles en rossant sa femme. Pendant ce tumulte, la Cadette s’échappa, et le terrailler se mit à sa recherche.

Espérit rôdait au hasard dans les ruelles sombres et tortueuses du village, demandant à tout venant des nouvelles de son ânesse ; les galopins lui faisaient cortège avec des huées. L’un de ces vauriens se mit alors à imiter les braiemens de l’âne, et si habilement, d’une voix si âpre, si étendue, que la Cadette répondit du bout de la place. Elle arriva en trottinant et reconnut son maître ; Espérit sauta en selle et courut jusqu’au carrefour. Tout à coup ce carrefour s’éclaira d’une grande lueur ; les gens du quartier allumaient un feu de joie et dansaient en rond. La Cadette recula de frayeur. — Les ânes au feu ! crièrent les enfans. Il en sortait de tous côtés, ils tournoyaient