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voulait jouter avec lui ; il donna de l’éperon, et mit sa bête au trot.

— Eh ! eh ! dit-il, cette Cadette va comme le vent, dans un quart d’heure nous verrons le pont des Fontaines.

Espérit tourna bride vivement et dit au maire :

— Vous gagnerez le prix tout seul, monsieur Marius. Vous ne connaissez pas la Cadette, elle n’a pas idée de lutter avec les bêtes riches. Bon voyage, monsieur Marius et la compagnie ; je vois que vous êtes pressé. Nous parlerons plus tard de notre affaire. Nous sommes gens de revue, la vote n’est que dans six mois. Qui a le temps a l’argent.


IV.

Trois semaines s’étaient écoulées depuis la rencontre d’Espérit et du maire à la croisette de Saint-Pierre de Vassols. Le maire Tirart se promenait dans ses garancières du plan Leydet, au Limon, terroir de San-Blaze. Il était venu dans la matinée au plan Leydet pour un rendez-vous d’affaires ; tout en attendant les courtiers, il inspectait ses garances, et du pied poussait les pierres. — Mauvais chantier ! disait-il, et son pied chassait toujours les cailloux. Partout du chiendent !

Et bientôt la main suivit le pied, puis le corps suivit la main, et tout à coup voilà le maire à genoux dans le sillon, en habit noir, sarclant les herbes folles, arrachant les pierres., les rejetant sur le chemin, à droite, à gauche, en deux tas, cailloux et chiendent. Le voilà s’animant à ce travail, prenant feu, poussant toujours devant lui, avançant des genoux et des mains, si bien qu’il alla ainsi jusqu’au bout du sillon, sans lever la tête, à la lisière même du champ. Cette lisière est longée par une ravine ; la route passe à l’autre extrémité. Au milieu des pins, des genévriers et des chênes verts de la ravine, on a laissé pousser un saule en toute venue. En se relevant pour prendre haleine, le maire fut surpris de voir s’agiter la cime de ce saule. Il se mouilla le doigt pour sentir de quel côté le vent se levait. — C’est singulier, dit-il, il n’y a pas un brin de bise, et ces branches tournent et volent comme des plumes.

Les hautes branches s’inclinèrent au ras du sol, et bientôt une barrette rouge se détacha sur ce fond de verdure claire.

— Espérit ! dit le maire. C’est donc toi, maraudeur ?

— Peut-être bien, monsieur Marius ; à votre amitié.

— Et dans quel pays vas-tu ainsi, par ces chemins, avec cette besace ? Ou ! la belle besace de voyage, pleine et rebondie des deux côtés ! Nous allons donc passer la mer ?

— Ni la mer, ni le Rhône, monsieur Marius, ni l’Ouvêze, ni même