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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/188

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Espérit, qui ne passait jamais par les portes, arrivait des genoux et des mains par le mur à pierres sèches élevé en contre-fort du côté de la rivière.

— Bonjour, toi ! dit le curé. Tu viens à propos. Mon azerolier est malade ; regarde aussi les pruniers, je crois que les greffes n’ont pas pris ; tu trouveras dans le bassin des plançons de toute grandeur, de quoi enter tout le verger.

Espérit ouvrit sa serpette et choisit parmi les branches qui trempaient dans l’eau. Tout en écussonnant et taillant les sauvageons, il exposa son grand projet. Les écoliers avaient jeté leurs livres sous les arbres, et couraient dans les herbes, à plat ventre, pour chercher des violettes.

— A te parler franc, répondit le curé, je te dirai que je ne m’en soucie guère. A quoi bon cette tragédie ? N’avez-vous pas la lutte, les courses, le trois-sauts ? Ne trouves-tu pas que le bal me donne déjà assez de mal ?

Espérit insista. — Nous verrons, nous verrons, dit le curé ; mais d’abord je ne veux pas qu’il y ait des filles dans ta tragédie.

— Il n’y aura pas de filles.

— Crois-tu que ce soit plus beau que des garçons se déguisent en femmes ?

— Il n’y aura pas de garçons déguisés en femmes.

— Et comment ?

Espérit ouvrit sa besace et tira un volume de Voltaire soigneusement enveloppé de papier, sur un lit de feuilles, entre deux fromages blancs.

La Mort de César ! monsieur le curé, la Mort de César ! Lisez-moi cette phrase de l’introduction : « On n’y trouve point d’amour, « l’auteur n’a pas avili ce grand sujet par une intrigue de galanterie. » Qu’en dites-vous ? Maintenant tournez la page et voyez-moi la liste des personnages. Où trouvez-vous une femme ? Serait-ce le grand César ? seraient-ce Marc-Antoine, Décime, Dolabella ? ou bien encore Cassius, Casca, Cimber ? J’ai beau chercher, ni dames ni demoiselles. Les licteurs peut-être ? les sénateurs ? les Romains ?

— Et celle-là ? dit le curé en montrant la gravure.

C’était l’édition de 1785, dont un volume dépareillé se trouvait dans les mains d’Espérit. Les dessins sont de Moreau jeune. L’image placée en tête de la Mort de César représente la dernière scène de la tragédie. Au premier plan une femme, allaitant un enfant, montre au peuple le dictateur assassiné, étendu sur un lit de parade ; pour légende le vers célèbre :

Du plus grand des Romains voilà ce qui nous reste !