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décousus ; ils ne savaient que parler du pays et, leurs cœurs s’élevant, penser aux choses éternelles. Dans nos villages du Haut-Comtat, au fond de ces vallées préservées qui s’étendent au sud de la montagne, il n’est pas rare de rencontrer de ces hommes méditatifs, et la religion vient encore affermir la belle gravité de leurs âmes. Elle crée en eux l’habitude des longues réflexions, du recueillement, des recherches de l’esprit, le sentiment de l’invisible, toute une vie intérieure active et concentrée.


VI.

De son état, Espérit était d’abord paysan ; mais comme il réussit dans les tuiles et plus tard dans la terraille, il n’alla plus au chantier que pour les fortes journées de garance. Il était du reste connu pour un homme bien adroit de ses doigts, très sûr dans la taille des mûriers et des vignes et pouvant donner un coup de main aux maçons comme aux menuisiers, un peu serrurier, un peu bourrelier, maréchal au besoin, jardinier entendu et surtout bon fontainier, car la baguette lui tournait. Ces industries l’aidaient à vivre, et sans quitter la terre, il pouvait donner plus de temps à ses inventions.

Il avait étudié jusqu’en sixième à Sainte-Garde, et les jours de fête il portait une longue lévite taillée droit comme une soutanelle. De là le. titre de moussu (monsieur) Espérit qu’on lui donnait communément par manière de plaisanterie ; mais d’année en année le sens moqueur de ce mot moussu s’affaiblissait à mesure qu’Espérit devenait un personnage. A la longue, on l’accepta comme tel dans une certaine mesure : n’être raillé qu’à demi, c’est tout ce qu’on peut demander de respect à l’humeur joviale du peuple comtadin.

La maison d’Espérit était bâtie à quelques jets de pierre du village, en arrière de la route de Carpentras, sous un prolongement de rochers formant voûte. L’aire en terre battue où séchaient les tuiles était fermée à l’est par des amoncellemens de bois et de branches disposés en bûchers ; tout autour rampaient des vignes et des câpriers dont les feuillages couvraient les murs en retombant sur le chemin. A l’autre extrémité, les argilières, les fours, le puits à roues, un plan d’oliviers et d’amandiers, et plus loin encore les fumiers, rejetés derrière une haie de cyprès qui les masquait. Partout des fleurs et des plus rares, dans des vases, des caisses, des tuyaux de fontaines, sur les murs et sur les toits, aux corniches, aux lucarnes, à toutes les marches des escaliers extérieurs ; des violiers dans les fentes des murailles et des iris dans les cailloux. A l’entrée, derrière deux colonnes retirées des ruines de Notre-Dame-des-Vans, des cyprès très hauts, très épais ; sur le portail, des rangées de courges rouges brillant au soleil comme des canons de cuivre fourbis.