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contrôleur passa rapidement derrière lui, tourna jusqu’aux arbres, revint droit sur Lucien et prit du champ pour faire ses trois pas.

— Monsieur François Lucien, dit-il avec un geste noble qui datait du directoire, votre présence nous comblé de joie ; recevez les hommages dont je suis le faible interprète.

Lucien salua et vint s’asseoir à côté de Mlle Blandine. Pour engager la conversation, M. Corbin aîné parla chasse, et M. Corbin le jeune posa des axiomes sur la navigation aérienne ; à chaque mot, Corbin l’aîné l’interrompait avec mépris, et le chétif songe-creux, ainsi mal mené, se troublait et bredouillait les larmes aux yeux.

— Monsieur Lucien, avez-vous le goût des voyages ? disait M. Dulimbert. Aimez-vous les beaux-arts ? — À toutes ces interrogations, Lucien répondait par des monosyllabes, avec une politesse glaciale que rien ne pouvait entamer. Le laconisme et la froideur de Lucien déroutaient les hôtes bruyans de la Pioline ; ils le regardaient avec surprise et n’osaient plus dire un mot. — Mais parle donc, parle donc, disait le maire en poussant son neveu du coude. Il s’était fait un grand silence. — Et de sept ! dit tout à coup le notaire Giniez, en faisant claquer ses doigts maigres.

— Voici le notaire qui compte ses maîtresses, dit Corbin aîné en riant aux éclats.

Peu à peu le naturel reprit le dessus ; le rentier, le contrôleur, les Corbin, qui avaient commencé par échanger quelques phrases banales, ne tardèrent pas à jaser comme des pies. Ils parlaient tous à la fois, chacun pour soi, chacun de soi, chacun se décrivant, se louant, racontant avec complaisance ses goûts, ses humeurs, ses manies, les proposant comme des règles inflexibles, les seules, les infaillibles lois du bien vivre et du bien agir. La grosse voix du maire Tirart éclata enfin au milieu de ces commérages :

— Aura-t-on bientôt fini avec tous ces moi ? dit-il. Il n’y en a que pour vous. Moi je me couche, moi je me lève, moi j’aime les gazettes, moi les juges, moi les voleurs, et moi par-ci, et moi par-là ! Au diable tous ces moi ! il n’y en a que pour vous. Allons, à ton tour, cadet !

Le neveu Lucien n’eut garde de répondre à cette invitation, et M., Dulimbert se hâta de dire :

— Toujours original, notre ami Marius, toujours original ! Eh bien ! je vous donne mille fois, dix mille fois raison. L’égoïsme est le plus vilain des vices, c’est un défaut que je ne puis souffrir. J’ai lu dans le livre du Bon ton que rien n’est malséant comme de parler de soi. Lisez ce livre, monsieur Marius, lisez ce livre ; j’y retrouve à chaque instant les préceptes de mon pauvre amiral La Jonquière. Ah ! quelles manières ! quelle table ! quelle distinction ! Je sais de lui une histoire