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baignées de sueur ; les épis brisés s’y collaient, ses cheveux et ses courts favoris frisés en étaient hérissés.

— Je tiens les prix, dit-il en calculant sur ses doigts, et je prends le marché pour moi. Je suis Tirart Marius. Parole donnée ! Maintenant qu’on attèle la cavalerie et qu’on me fasse un grand trou dans une balle, à la première charrette ! Hardi ! hardi ! les enfans ! Trois fioles de vin dans l’avoine. Il faut que nous soyons à Orange au coup de midi.

Avant que les chevaux fussent harnachés, il s’était déjà endormi d’un profond sommeil ; il ne se réveilla qu’à l’arrivée, au moment où les chars passaient devant l’arc-de-triomphe d’Orange. Marius Tirart était en affaires un très habile homme, actif, prudent, hardi, et d’un bonheur à déjouer les chances les plus contraires. Avant tout, il avait la main heureuse. Où les plus experts se ruinaient, il faisait merveilles. Dans la matinée, lorsqu’il avait fait marché, les lavandes étaient en baisse, et déjà tous les achats étaient suspendus ; à midi, une heure avant l’entrée du maire à Orange, l’expéditionnaire de cette ville recevait un courrier du Var qui lui annonçait une hausse imprévue ; ordre était donné de tout enlever. Le maire vendit en bloc son chargement à des prix très élevés, et son coup d’essai fut un coup de maître. Frais et dispos, gai comme un pinson, la sacoche bien garnie, il partit à franc-étrier pour Avignon, d’où il s’était promis de ramener Lucien à Lamanosc.

Au débotté, le maire courut chez son neveu. — Me voici, me voici, dit-il, entrant, le fouet à la main ; trois lieues en une heure, et sur un cheval de labour ! Devine un peu où est la Leydette… Je te le donne en mille… A Sault ! Tu vas rire comme un voleur. — Il raconta tout au long son voyage de la veille, la nuit blanche, les trafics de lavande, etc. — C’est pourtant ce fou de Perdigal qui me vaut ces rossignols, dit-il en passant la main sous sa chemise pour faire sonner la sacoche, — et sans lui je ne serais pas ici. Tu ne m’attendais guère, j’imagine. Que dis-tu de cette surprise ?

— Vous arrivez à temps, dit Lucien, dans une heure je pars pour Marseille. — Le neveu prétexta des affaires et des travaux urgens qui devaient le retenir encore une quinzaine en voyage ; mais le maire ne voulut rien entendre à toutes ces belles raisons : il s’était emparé du jeune homme et le tenait bien. Lucien cherchant à s’esquiver, l’oncle fit bonne garde, et sans plus tarder il ramena son prisonnier à Lamanosc.

Au jour fixé, ils arrivèrent chez les Cazalis. La compagnie était déjà réunie sur la terrasse ; tous les invités se trouvaient au rendez-vous, à l’exception de Corbin l’aîné, retenu au lit par le plus grand des hasards, ainsi qu’il l’écrivait à M. Cazalis dans sa lettre d’excuse.