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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/373

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à chaque instant vidée, remplie, tordue et rejetée dans la chemise entr’ouverte, au milieu des échantillons, des cordes, des clous, des registres qui gonflaient et faisaient rebondir cette chemise comme une besace.

Après les bergers et les paysans, c’était le tour des commissionnaires, des loueurs, des charretiers et des marchands. Toujours en habit noir, manches retroussées, sans gilet ni cravate été comme hiver, tête nue, la plume dans les cheveux, la balance romaine sur l’épaule, le fouet au cou et la fourche sous le bras, il courait sans prendre haleine d’un bout à l’autre de la grande cour encombrée de machines et de denrées, l’œil à tout, la main à tout, à l’achat, aux échanges, à la vente, aux arrivées, aux départs ; il enjambait les sacs, les corbeilles ; il escaladait les balles de garance et les meules de foin, puis retombait au milieu des blés, des graines, des soies pour peser, charger, mesurer, donner des quittances, clouer les caisses ou rouler les boisseaux. Et la sacoche tintait toujours et sautait avec l’écritoire et le marteau, de la chemise aux mains, des mains à la chemise.

Quand Lucien se trouvait à Lamanosc, il s’amusait beaucoup de ce spectacle. Au fond de la cour, on lui avait construit un très joli pavillon sur les dessins qu’il avait envoyés de Venise : une galerie mauresque courait sur les deux façades. Lucien s’étendait en travers de ce balcon, et de là, les coudes sur les coussins, il regardait travailler l’oncle en fumant des pipes turques.

Avec les qualités que nous connaissons au maire de Lamanosc, on comprend que Marins Tirart n’avait pas renoncé à l’espoir de conquérir le rôle de Jules César pour son neveu Lucien. Le lendemain du dîner à la Pioline, il écrivit à ce sujet une longue lettre très affectueuse et très impérieuse à Marcel Sendric. Marcel lui céda ce rôle de bonne grâce : il était entré dans cette tragédie pour ne pas désobliger le brave Espérit, il en sortait sans déplaisir, car il avait bien peu de temps à consacrer à cette Mort de César ; les plus lourdes charges de famille pesaient sur lui.

Il y avait deux ans que le père de Marcel était mort, laissant les siens dans la plus grande détresse. Pendant dix-huit mois, la Damiane s’était efforcée de mener la boulangerie de Seyanne avec un apprenti : à bout de ressources, malade, épuisée de fatigues et de peines, elle s’était enfin décidée à rappeler son fils, qui se trouvait alors à Lyon. Marcel n’avait pas hésité : il avait renoncé à ses études pour prendre en main les affaires de la famille, et d’un grand courage il venait se remettre à ces ouvrages manuels dont il était tout à fait déshabitué.

Jusqu’à l’âge de seize ans, Marcel avait travaillé comme ouvrier