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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/386

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Ce jour de Saint-Blaise, la Damiane s’en était allée en foire avec la famille et les amis, et le père Sendric avait été laissé de garde à la maison. La tante Laurence s’était levée à la pointe du jour pour ne pas perdre une minute ; déjeuner du réveil, toilette, tisanes, fumigations, en rien de temps elle avait expédié tous ses grands travaux du matin sans aide ni secours. Elle était à son poste, à l’entrée de la cuisine, lorsque le Sendric descendit dans la cour. Il mit ses voyageurs en chemin, et revint s’asseoir sur la margelle du puits, à quelques pas de la tante. La foule se répandait dans la rue et sur la chaussée. Par la porte charretière, toute grande ouverte, on voyait passer le défilé joyeux des gens de la foire pêle-mêle, en tumulte, bétail, piétons, voitures. Les enfans chantaient, sifflaient, les volailles piaillaient, les pourceaux en fureur hurlaient dans leurs cages ; autour des lourdes charrettes trottinaient et caracolaient les cavalcades ; les chiens jappaient et sautaient aux jambes des mules fringantes. Essieux grinçans, cris de bêtes, grelots, clochettes, piaffades, à tous ces bruits du dehors le Sendric prêtait tristement l’oreille. Il ne pouvait se décider à rentrer dans sa cuisine, et la foule s’étant écoulée, il restait là contre le mur, les bras pendans, tête basse, engourdi et rêveur, grattant la terre avec ses pieds. Quelques pâtres attardés arrivaient par les traverses dans le bas du village ; d’autres, longeant les vieux remparts, rejoignaient à la hâte le chemin de la foire ; de loin en loin, on entendait encore les galopades des ânesses et les piétinemens des troupeaux tintant clair sur cette route sonore taillée dans le roc. A ces derniers appels, le Sendric se réveillait en sursaut ; puis, retombant en songerie, il amassait à poignée des pierrettes qu’il triait et jetait lentement, une à une, au fond du puits.

— Brave homme, lui dit la tante, vous me faites compassion. A vous voir, on dirait un prisonnier. Holà ! que je vous plains de manquer une si belle foire, notre Sendric, et comme cette journée vous sera longue ! Les voilà donc tous partis, la femme, les enfans, les amis ! Qu’allez-vous devenir ? Tout votre monde dehors, Espérit malade dans son coin, et la vieille tante à garder, une pauvre Laurence moitié sourde, infirme, qui ne sait rien, qui n’a jamais rien vu, que vous avez toujours méprisée ! Ma société ne vous divertira guère, j’imagine. Près de moi, l’ennui vous prend vite ; votre air le dit bien. Comme vous languissez, brave homme ! Hélas ! le chagrin vous mine.

— Ah ! oui, vraiment, dit le Sendric, et la tante reprit, en soupirant comme lui, par manière de condoléance :

— Oh ! cette journée sera longue, bien longue. Oh ! ils ne rentreront pas de si tôt. Dans les foires, on n’a jamais fini ; vous en savez quelque chose, vous qui ne manqueriez pas un marché, si l’on vous laissait faire. Quand vous êtes par chemins, vous vous inquiétez peu