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aurait ajusté des douzaines et des centaines ; il aurait ratissé, ratissé jusqu’à la fin du monde sans que la tante parvînt à lui arracher une seule parole qui eût trait aux machines. Une fois retombé dans son mutisme, il s’y tenait obstinément et durement.

Des scènes comme celle de la Saint-Blaise, dont Espérit avait été le témoin muet et n’avait oublié aucun détail, se renouvelèrent plus d’une fois entre le Mitamat et la tante Laurence, sans que celle-ci pût rien tirer de lui. En public, elle le provoquait par des questions détournées, des railleries, des allusions ; mais le Sendric n’écoutait guère et restait muet. La tante se vengeait en le harcelant de toute manière, même pendant les veillées de la famille. Les soirs de fournée, au départ des pratiques, la tante Laurence éteignait la lampe, et l’on venait travailler dans la cheminée pour ménager l’huile. Si l’on avait soupe, la Damiane allait coucher les enfans. Le Sendric, n’entendant plus de bruit, se croyant seul, rêvait à ses machines. Il restait accroupi sur son banc, les pieds à la crémaillère, dessinant et chiffrant sur les cendres du foyer du bout de son croc de boulanger ; la tante Laurence filait derrière lui, à la clarté du four entrouvert. Souvent, lorsqu’il était bien absorbé dans ses calculs, d’un coup de quenouille elle le décoiffait lestement. — Eh ! pauvre homme, dormez-vous ? Avisez donc votre barrette qui s’en va dans les braises. Réveillez-vous, Jean de la lune ! Le feu tombe, et vous allez manquer cette cuite.


VII.

Marcel ne se lassait pas d’entendre ces histoires que lui racontait Espérit ; il se les faisait répéter bien souvent, longuement, dans les moindres détails ; rien n’était indifférent pour lui dans le récit minutieux de ces petits drames domestiques. De son côté, la tante Laurence lui racontait à sa façon les méfaits du Mitamat ; Marcel l’écoutait avec un vif intérêt. À l’aide de ces récriminations passionnées de la tante tout autant que par les récits sympathiques d’Espérit, avec ses souvenirs personnels ainsi ravivés, éclairés, il reconstruisait dans le passé toute la vie de son père, qu’il avait si peu connu ; il en devinait les souffrances, les angoisses, les illusions, les habitudes, il en pénétrait l’intimité, et toutes les choses dont il avait été témoin dans son enfance s’expliquaient maintenant pour lui d’une façon imprévue. La Damiane reconnut alors que le moment était venu de ne plus rien cacher à Marcel. Jusque-là elle avait été avec lui d’une extrême réserve sur tout ce qui touchait aux dernières anuées du Sendric, à sa fin, aux causes mystérieuses de sa mort. Marcel apprit par elle cette douloureuse histoire, et toute la triste vérité lui fut dévoilée.