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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/478

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donnait prise ; on se faisait une arme contre lui de son humilité, de sa patience et de sa grande bonne foi.

Comment se serait-il tenu en garde ? L’adresse de Lucien était extrême, il effleurait tout à la légère et sans outrance ; il n’attaquait rien de front, ne brusquait rien, ne heurtait rien, et lorsqu’il craignait d’avoir été trop loin, il donnait le change par des retours imprévus. Habitué à fausser le sens des mots, ne s’arrêtant même pas aux acceptions arbitraires qu’il avait créées, leur conservant toujours une élasticité frauduleuse, et de la sorte prolongeant indéfiniment les confusions, il pouvait à son gré harceler et calmer Espérit, l’inquiéter, le ramener et le rejeter doucement dans de nouvelles anxiétés. Il réussissait surtout à ébranler toute notion précise dans son esprit, à n’y laisser subsister rien de fixe. Détruire en tout la mesure, la juste valeur, effacer les limites et sans cesse altérer les rapports des choses, c’était là son grand art ; il excellait à donner une allure fantasque aux idées, à les faire voltiger comme des feux follets, et dans cette mobilité, ce déplacement de toutes choses, par mille artifices il prêtait aux apparences la vie qu’il enlevait aux réalités. S’il gardait quelques vérités, ce n’était que pour les gauchir et les présenter à faux, sous des formes changeantes. Espérit se sentait attiré, saisi tout entier par une force vague, poussé pas à pas sur un terrain mouvant, dans un monde d’illusions et de métamorphoses.

Si cette tyrannie s’était exercée sur Espérit quelques années plus tôt, avant que l’homme entier se fût formé dans la solitude par un travail original et libre, avec tous les secours que donnent la piété et l’innocence, Lucien sans contredit serait arrivé à fausser la droiture de ce paysan curieux, questionneur, épris de nouveautés. Ainsi défendu par ses forces premières, le fond de cette franche nature resta intact, inaltéré, mais de grandes agitations n’en furent pas moins jetées à la surface. Ces inquiétudes se changèrent bientôt en angoisses inexprimables. Tout s’ébranlait en lui ; d’instinct, il repoussait tous ces sophismes qui l’enveloppaient, mais ce n’étaient là que des révoltes du cœur, et de bonnes raisons il n’en trouvait guère. Il se faisait en lui une réaction sourde et violente, passionnée, confuse, dont il n’avait pas conscience. Atteint et blessé, à son insu pour ainsi dire, dans ses plus chers sentimens, dans son ingénuité même, dans la naïveté de ses croyances, il souffrait vivement, mais sans pouvoir donner un nom à sa souffrance, sans en connaître la cause, car jamais Lucien n’avait été plus séduisant, plus aimable, jamais il n’avait usé de plus de ménagemens et de prudence. L’irritation ne tarda pas à succéder à ces premiers troubles, et Lucien rencontra des résistances inattendues. Espérit n’arrivait pas encore à