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elle était à sa dévotion. Il lui avait racheté la bastide où elle était née, mais elle ne devait entrer en possession du petit héritage qu’après vingt ans de services irréprochables. En attendant ce jour de délivrance, elle traînait une triste vie de servante et d’espionne. Maître Mazamet la traitait durement, non par avarice, car il aimait le faste, et toute sa domesticité était sur un grand pied ; mais c’était pour lui comme un chien maigre à l’attache, dont la vigilance pourrait s’endormir dans le bien-être, et qu’on se garde bien d’engraisser. Nourrie chichement, vêtue de guenilles, elle reportait toutes ses haines sur Félise, dont le luxe et l’élégance l’exaspéraient. Pour aviver encore ces jalousies, Mazamet la condamnait à habiller de ses mains la belle cousine.

Maître Mazamet couvrait sa nièce de soie et de velours ; mais ces toilettes somptueuses ne servaient qu’à réjouir les yeux de l’avocat. Félise n’allait jamais à la ville ; lorsqu’elle sortait, c’était en compagnie du tuteur ou de la duègne, à la nuit tombante. Quand il y avait des hôtes aux Rétables, elle ne venait jamais chez son oncle ; l’entrée du château lui était interdite, elle restait alors consignée chez elle, dans l’arrière-logis, — un vaste pavillon à l’angle du parc. Tout autour s’étendaient des pelouses bordées de haies et de hauts cyprès. Toutes les fenêtres du château qui donnaient de ce côté étaient murées, à l’exception d’une seule, celle de la bibliothèque où l’avocat se retirait pour rédiger ses mémoires. Quoique ce jardin fût tout à fait isolé et fermé de murailles, Félise ne pouvait s’y promener sans être épiée par le Souleou ; la vieille était toujours sur ses pas, méfiante, éveillée. Jamais dragon plus farouche ne rôda dans le jardin des Hespérides.

Un jour il arriva que Lucien vint aux Rétables pour s’entendre avec Mazamet sur la conduite à tenir vis-à-vis de l’oncle Tirart, car le maire de Lamanosc avait refusé avec colère les propositions de paix. L’avocat était absent. Lucien entra comme chez lui dans cette bibliothèque mystérieuse dont l’entrée était si rigoureusement interdite. La pièce était sombre, il ouvrit les persiennes. En se penchant à la fenêtre, il entrevit Félise, qui lentement se promenait sur l’herbe en coiffure de bal. Sa robe rouge à ramages feu tranchait vivement sur ce fond de verdure. Elle jouait avec un immense éventail : ses yeux brillaient comme des escarboucles. Aux premiers signes que lui fit Lucien, la languissante demoiselle se cacha derrière l’éventail ; d’un regard rapide, elle s’assura qu’elle était seule au jardin. Alors elle s’enhardit jusqu’à venir sous la fenêtre, puis tout à coup elle tourna derrière les allées, comme pour s’éloigner ; mais ce n’était qu’un jeu pour agacer Lucien. Elle voulait d’ailleurs savoir ce qu’était devenue la vieille. Ne l’ayant pas rencontrée sur la porte, Félise