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expérience que Réaumur avait tentée sans succès, pour découvrir si les pucerons se reproduisent sans mariage. Il s’enferme avec une puceronne androgyne pendant trente-quatre jours; Argus plus vigilant que celui de la fable, c’est lui qui parle, il ne perd pas de vue son captif, et constate cette découverte importante pour l’histoire naturelle, que la loi de l’accouplement n’est pas une loi générale. Dans un récit plein d’intérêt, digne de Réaumur lui-même, il a raconté ensuite ses observations sur ces fécondes puceronnes qui, vierges et solitaires, accouchèrent sous ses yeux de tant de générations successives. Qui le croirait? ce tableau, animé et relevé par-ci par-là d’allusions mythologiques, alarma la pudeur des bons religieux de Trévoux, et dans leur journal, tout en louant l’exactitude du jeune auteur, on lui reprocha de « n’avoir pas assez ménagé la sage délicatesse du lecteur en traitant des amours des pucerons. » Abauzit s’amusa beaucoup du scrupule des savans jésuite. « Demandez aux pères de Trévoux, disait-il en riant à Bonnet, si leur père Sanchez a mieux ménagé la délicatesse du lecteur dans son traité de l’Immaculée Conception de la Vierge? »

Réaumur avait communiqué cette découverte si curieuse du naturaliste genevois à l’Académie des Sciences, qui, sans s’arrêter à l’âge du jeune auteur, comme nous l’avons déjà vu, le nomma son correspondant. Les lettres de nomination étaient signées de la main de Fontenelle, tout charmé de récompenser chez un savant de vingt ans « l’exemple d’une patience dans le travail et d’une constance héroïque qui, disait-il, n’est pas toujours accordée à ceux qui ont beaucoup d’esprit. » C’était pour la dernière fois, et Bonnet n’oublie pas de le remarquer, que « ce grand homme signait comme secrétaire perpétuel de l’Académie. »

Une distinction si flatteuse était faite pour tourner la tête d’un simple étudiant qu’elle venait surprendre sur les bancs de l’école, Bonnet fut enivré, et il s’en accuse en termes touchans : «Vous imaginez assez, mon excellent ami (c’est Haller qui reçoit la confession), quelle émulation une distinction littéraire si précoce dut faire naître dans l’âme d’un jeune homme de vingt ans. Je me sentis embrasé de la soif de la réputation et du désir de mériter de nouvelles distinctions littéraires. Il s’en fallait peu que je me crusse déjà sur le chemin de l’immortalité. Je vous ouvre mon âme, et vous y voyez un amour trop vif de la gloire qui devait bientôt me conduire à des excès nuisibles à ma santé. Je les déplore aujourd’hui, et je contemple cette sorte d’ivresse de ma jeunesse d’un œil que je n’oserais nommer philosophique, parce que la philosophie ne consiste pas à mépriser la gloire quand on en jouit, mais à ne la rechercher qu’avec cette modération que la raison devrait toujours inspirer et qui