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cénacle philosophique, on apporta quelques chapitres d’un ouvrage que l’auteur, dont on taisait le nom, faisait imprimer à Genève: c’étaient les chapitres de l’Esprit des Lois où Montesquieu traite de la religion. On ne pouvait mieux choisir, car rien n’est plus beau. À cette lecture, Bonnet sentit, nous dit-il, se développer chez lui cette belle faculté par laquelle nous généralisons de plus en plus nos idées de tout genre : la Théodicée de Leibnitz ne lui avait pas causé tant de joie et de transports[1].


« Je ne vous dis point combien on y applaudit : vous l’imaginez assez; mais ce qu’il m’est impossible de vous exprimer, c’est l’impression que cette lecture fit sur mon esprit et sur mon cœur. J’éprouvai presqu’à la fois une multitude de sensations nouvelles, toutes plus vives et plus délicieuses les unes que les autres. J’étais transporté de joie, de surprise et d’admiration. Il me semblait que j’écoutais les instructions d’une intelligence supérieure à l’homme, et qui me faisaient passer tout d’un coup de l’état d’enfance à celui d’homme fait. Je me persuadai que je n’avais encore rien lu, rien pensé, rien écrit. J’étais tout en feu et comme possédé de l’esprit de l’auteur. Je ne trouvais point qu’on eût assez applaudi; tous mes confrères me paraissaient froids en comparaison de ce que je sentais intérieurement, et, transporté d’enthousiasme, je me mis à prédire que cet ouvrage étonnant causerait une grande révolution dans le monde pensant. C’était surtout la manière inimitable de l’auteur qui m’enchantait : j’y découvrais une multitude de choses qui me paraissaient toutes à lui et qui caractérisaient le génie le plus profond et le plus original. J’étais encore vivement touché de l’humanité de l’auteur, de son équité, de son respect pour la religion et de la manière noble et grande dont il peignait les vérités sublimes qu’elle révèle aux mortels, et dont il la vengeait des insultes de l’incrédulité. Faut-il ajouter que je dévorai le livre lorsqu’il parut? Je le lus et relus bien des fois, sans me flatter jamais d’en saisir tout l’ensemble. Je voyais bien la chaîne d’or qui liait les principes fondamentaux et leurs conséquences les plus immédiates; mais cette chaîne devenait çà et là un fil si délié, qu’il échappait à ma vue. Je le supposais néanmoins lors même que je ne l’apercevais plus, et je ne m’avisais pas de présumer que là où je ne découvrais point de liaison, il n’y en eût point en effet. Je croyais encore reconnaitre très distinctement que la chaîne n’était pas étendue en ligne droite, mais qu’elle se pliait et se repliait de mille et mille manières sur elle-même ; je n’avais point la présomption de penser que je parviendrais à la suivre dans toutes ses circonvolutions. Je ne me lassais point d’admirer la merveilleuse fécondité du petit nombre de principes que l’auteur avait fait entrer dans la composition de son ouvrage et l’art prodigieux avec lequel il savait les appliquer. Je n’admirais pas moins l’emploi plein de goût et d’intérêt qu’il savait faire de sa vaste lecture, et je m’étonnais que son génie n’eût point été écrasé sous le poids d’une telle érudition. Que vous dirai-je

  1. Bonnet place la date de cette lecture à la fin de 1749. Ainsi la première édition de l’Esprit des Lois, qui parut sans date ni nom d’auteur, n’aurait été terminée qu’alors, et non à la fin de 1748, comme on le lit dans toutes les préfaces; mais la mémoire de Bonnet peut l’avoir trompé.