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et court ; il est fait pour être dit au milieu d’un cercle ou à souper ; il a ses auditeurs spirituels et pressés, qu’il faut bien se garder de tenir trop longtemps. M. de Boufflers excellait dans ces contes faits pour le monde ; j’en cite un pour montrer du même coup son genre de talent et ce genre de récit. « Deux amis, qui depuis longtemps ne s’étaient pas vus, se rencontrent à la Bourse. — Comment te portes-tu ? dit l’un. — Pas trop bien, dit l’autre. — Tant pis ! Qu’as-tu fait depuis que je t’ai vu ? — Je me suis marié. — Tant mieux. — Pas tant mieux, car j’ai épousé une méchante femme. — Tant pis ! — Pas tant pis, car sa dot est de deux mille louis. — Tant mieux ! — Pas tant mieux, car j’ai employé une partie de cette somme en moutons qui sont tous morts de la clavelée. — Tant pis ! — Pas tant pis, car la vente de leur peau m’a rapporté au-delà du prix de mes moutons. — Tant mieux ! — Pas tant mieux, car la maison où j’avais déposé les peaux de moutons et l’argent vient d’être brûlée. — Oh ! tant pis ! — Pas tant pis, car ma femme était dedans. » À ce conte ôtez le tour, il n’y a plus rien. Tel est l’esprit de M. de Boufflers ; il est dans le tour et dans le mot. N’y cherchez point de fond. Et comme le tour change avec le temps et avec la mode, M. de Boufflers devait passer vite. M. de Boufflers était de ces hommes qui ne peuvent pas vieillir ; son genre d’esprit le condamnait à avoir toujours vingt-cinq ans.

Non-seulement M. de Boufflers eut le malheur de survivre à sa jeunesse, il survécut aussi au monde et à la société pour laquelle il était fait. Frappé comme toute la noblesse française par la révolution, il émigra, quoiqu’il fût d’abord favorable à la cause de 89 et qu’il fût membre de l’assemblée nationale ; il se réfugia à la cour du prince Henri de Prusse, un de ces princes qu’il avait charmés et divertis autrefois. L’émigration semblait devoir être moins pénible à M. de Boufflers qu’à tout autre, puisqu’il avait beaucoup aimé les voyages ; mais quoique les voyages ressemblent à l’exil par l’éloignement, ils en diffèrent par la pensée et le sentiment. L’émigration fut donc pénible pour M. de Boufflers ; il ne trouva qu’une bienveillance capricieuse qui lui fit sentir la différence que font les princes entre ceux qui les divertissent et ceux qu’il leur faut secourir. Il rentra en France en 1800 et fut bien accueilli par le premier consul, mais il n’en obtint rien, pas même une préfecture. M. de Boufflers, en 1785, avait été gouverneur du Sénégal et l’avait fort bien gouverné ; il aurait pu être bon préfet : les succès et la réputation de l’homme du monde cachaient en M. de Boufflers aux yeux du premier consul les talens du gouverneur du Sénégal. La société grave et guerrière qu’organisait Napoléon ne se prêtait pas au genre d’esprit de M. de Boufflers. Il resta inoccupé, et il ne rentra même à l’Institut qu’en 1804, comme ancien académicien. Quelque temps auparavant, étant chez