plus que dans le séjour des justes. Mon sort est décidé par les suites de l’accident dont je vous ai parlé ci-devant, et, quand il en sera temps, je pourrai sans scrupule prendre chez milord Édouard les conseils de la vertu même[1]. Ce qui m’humilie et m’afflige est une fin si peu digne, j’ose dire de ma vie et du moins de mes sentimens. Il y a six semaines que je ne fais que des iniquités et n’imagine que des calomnies contre deux honnêtes libraires, dont l’un n’a de torts que quelques retards involontaires, et l’autre un zèle plein de générosité et de désintéressement que j’ai payé, pour toute reconnaissance, d’une accusation de fourberie. Je ne sais quel aveuglement, quelle sombre humeur, inspirée dans la solitude par un mal affreux, m’a fait inventer, pour en noircir ma vie et l’honneur d’autrui, ce tissu d’horreurs dont le soupçon, changé dons mon esprit prévenu presque en certitude, n’a pas été mieux déguisé à d’autres qu’à vous[2]. »
La lettre qu’il écrit le même jour à M. de Malesherbes n’est pas moins désespérée. Il voit, il reconnaît son délire, et, comme l’Ajax antique, une fois sorti de son accès, il se fait honte à lui-même. « Depuis plus de six semaines, dit-il à M. de Malesherbes, ma conduite et mes lettres ne sont qu’un tissu de folies, d’impertinences. Je vous ai compromis, monsieur ; j’ai compromis madame la maréchale de la manière la plus punissable. Vous avez tout enduré, tout fait pour calmer mon délire ; j’ouvre en frémissant les yeux sur moi. » Quand on observe avec attention l’état d’esprit de Rousseau, ici qu’il se laisse voir dans sa correspondance, depuis ce premier accès de sa maladie jusqu’à la publication de l’Émile, on voit encore de temps en temps reparaître ses défiances, sinon son délire, et l’on comprend alors le mélange qui se fait perpétuellement chez lui entre le caractère et la maladie, mélange singulier, mais fréquent chez les personnes dont la raison est troublée. Il y a beaucoup de leur caractère dans leur maladie, et beaucoup aussi de leur maladie dans leur caractère, c’est-à-dire que quand elles sont malades, comme l’était Rousseau, d’après son aveu, dans les deux derniers mois de 1761, il semble qu’elles ne le sont que par l’exagération de leur caractère. Le penchant qu’elles avaient s’est poussé jusqu’à la folie, mais il n’a pas changé pour cela de nature. Et de même, quand elles recouvrent la santé, elles gardent encore l’empreinte de leur maladie, défiantes et ombrageuses, si leur folie était la défiance ; jalouses, si leur folie était la jalousie. De cette façon la seule différence qu’il y ait pour ces personnes
- ↑ Voyez la Nouvelle Héloïse, troisième partie, lettre XXIIIe.
- ↑ Cette lettre, disent les auteurs de la Correspondance, a été trouvée dans les papiers de Rousseau ; elle n’a pas été envoyée à son adresse. Rousseau l’avait conservée en brouillon ; mais, quoi qu’il en soit, elle témoigne de deux choses : de l’aveu qu’il se disait alors de son délire et de la pensée de suicide qui l’obsédait déjà.