Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/731

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parla des poursuites que le parlement songeait à faire, il prit ce propos pour un faux bruit, il crut même, dit-il, « que ce bruit était une invention des holbachiens pour tâcher de l’effrayer et pour l’exciter à fuir. » Comme il avait fait son livre contre la philosophie irréligieuse et non contre le christianisme, c’était du côté des philosophes qu’il attendait la guerre et non du côté de l’église ou du parlement. De plus, il croyait avoir pour lui le crédit de Mme de Luxembourg, qui connaissait beaucoup l’ouvrage, et l’appui de M. de Malesherbes, il croyait même être certain de la faveur du ministère. Que pouvait-il donc craindre ? Rousseau ne savait pas que le ministère lui-même, c’est-à-dire M. de Choiseul, songeait à frapper les jésuites. Voulant frapper les jésuites, il ne fallait pas qu’il montrât une indulgence partiale pour les livres et les auteurs qui attaquaient la religion. Rousseau d’ailleurs avait eu un grand tort : il avait mis son nom à son livre, ce qui était contraire aux usages et aux maximes du parti philosophique[1]. La pratique de l’anonyme accommodait tout le monde. Elle accommodait l’écrivain qui attaquait et lui épargnait des périls que l’épicuréisme du XVIIIe siècle ne se souciait guère de courir ; elle accommodait les magistrats et les administrateurs, qu’elle dispensait du devoir incommode d’être sévère. On sévissait contre le livre, qu’on faisait brider par le bourreau ; on ignorait complaisamment l’auteur, qui pouvait se donner le plaisir d’aller lui-même voir brûler son livre. En se nommant publiquement, Rousseau gênait tout le monde ; il faisait acte de citoyen dans un pays où il n’y avait que des sujets. Un citoyen en effet ne doit pas plus cacher sa personne que sa pensée. Un sujet n’a pas les mêmes devoirs, n’ayant pas les mêmes droits. Je ne suis tenu d’être franc que si je suis sûr d’être libre. Les philosophes, n’étant pas libres, se dispensaient d’être francs ; ils répandaient leurs pensées et cachaient leurs noms. Les salons les savaient ; le pouvoir consentait à les ignorer. Rousseau troublait, par sa franchise inopportune, cette convention tacite faite entre le pouvoir et les écrivains. Le parlement résolut donc de poursuivre Rousseau, afin de paraître un zélé défenseur de la religion ; le ministère servit les poursuites pour avoir le même mérite, et c’est ainsi que celui qui aurait dû être soutenu par le parlement, par le pouvoir et même par l’église, comme un auxiliaire contre les philosophes, auxiliaire indiscret et incommode, je l’avoue, mais puissant, celui qui s’attendait à être pris comme un allié, et qui s’y prêtait au fond d’assez bonne grâce, se vit tout à coup attaqué par le parlement, abandonné par la cour et renié par les philosophes. « Comme nous

  1. Voltaire écrivait le 13 août 1762 à Helvétius : « Il ne faut jamais rien donner sous son nom ; j« n’ai pas même fait la Pucelle. Maître Joly de Fleury aura beau faire un réquisitoire, je lui dirai qu’il est un calomniateur, que c’est lui qui a fait la Pucelle, qu’il veut méchamment mettre sur mon compte. »