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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/751

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sans bornes peuvent-elles éclairer le goût public ? Les lecteurs savent à quoi s’en tenir. Sans attribuer à l’ébénisterie et à l’orfèvrerie l’importance de la peinture et de la sculpture, il faut pourtant reconnaître qu’elles exercent une action très positive sur l’intelligence. L’habitude de voir des bijoux et des meubles mal conçus, mal dessinés, mène bientôt à aimer les mauvais tableaux et les mauvaises statues. C’est pourquoi il n’est pas inutile de signaler la corruption du goût ou l’appauvrissement de l’invention dans les arts mêmes qui ne sont destinés qu’à satisfaire les caprices de l’opulence.

Qu’on me reproche de citer l’antiquité à propos d’un buffet et d’une fontaine à thé, je ne m’en étonnerais pas. Comme l’ébénisterie et l’orfèvrerie s’associent à tous les mouvemens de la peinture et de la sculpture, comme elles s’affaissent et se relèvent avec elles, il me semble que le bon sens conseille de les prendre au sérieux. Les opulens d’aujourd’hui, lorsqu’ils décorent leurs appartemens ou ornent leur table, ne se préoccupent guère que de la main-d’œuvre. Est-il donc absolument inutile de leur montrer la frivolité de leur goût, et de leur inspirer des idées plus élevées ? La renaissance a été pour les industries de luxe une époque glorieuse. Ne convient-il pas de définir le génie qui animait la renaissance pour ramener ces industries à l’élégance, à la variété qui les caractérisaient sous les derniers Valois ? Il n’est pas vrai, comme je l’entends dire, qu’elles doivent se régler sur le goût des acheteurs et dédaigner les conseils des sculpteurs et des peintres. Les acheteurs qui sont de cet avis raisonnent à la manière de Turcaret, et leur opinion est sans valeur dans la discussion. Qu’ils soient contens et fiers des bijoux et des meubles qu’ils possèdent, qu’ils les déclarent beaux parce qu’ils les ont choisis, je n’ai ni l’intention, ni l’espérance de troubler leur joie ; mais qu’ils me permettent au moins de ne pas partager leur prédilection pour le style Louis XV et le style Louis XVI, et de penser que les ébénistes et les orfèvres soigneux de leur renommée doivent imposer leur goût, au lieu de se plier au goût des acheteurs. En suivant l’usage accrédité, ils obtiendront la richesse et non la renommée ; c’est à eux de choisir. Quoique l’amour du bien-être matériel domine aujourd’hui un grand nombre d’esprits, j’aime à croire qu’il se rencontrera chez ceux qui pratiquent les industries de luxe un autre souci que celui de la richesse. L’exposition universelle serait demeurée inutile, si elle n’avait pas excité un sentiment de généreuse émulation.


GUSTAVE PLANCHE.