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à pierre avec une suite merveilleuse et une incomparable ténacité de méthode, est sans contredit le chef-d’œuvre du génie allemand et le plus parfait modèle qu’on puisse proposer aux autres branches de la philologie. Déjà plusieurs années avant la réforme, l’Allemagne s’était fait de la science de l’hébreu une sorte de domaine propre, dont elle n’a pas été depuis dépossédée. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, la critique, arrêtée en France par l’esprit étroit des théologiens[1], ou égarée par l’inintelligence qui caractérise en histoire l’école de Voltaire, y fit de merveilleux progrès, et, après la génération des Michaelis, des Eichhorn, des Rosenmüller, des de Wette, des Winer, des Gesenius, on pouvait croire qu’il n’y avait plus rien à faire dans le cercle des études hébraïques.

M. Ewald cependant a prouvé, dans ces dernières années, par de nombreux écrits, et surtout par sa belle Histoire du peuple d’Israël, que le rôle de la grande critique dans ce champ toujours nouveau était loin d’être épuisé. Par la hardiesse de ses vues, sa pénétration d’esprit, sa brillante imagination, le merveilleux sentiment qu’il possède des choses religieuses et poétiques, M. Ewald a de beaucoup surpassé tous ceux qui avant lui se sont occupés de l’histoire et de la littérature du peuple hébreu. Quelques taches obscurcissent, il est vrai, ces rares mérites : la finesse des aperçus dégénère parfois chez lui en subtilité ; il ne s’arrête pas toujours assez tôt dans la voie des conjectures ; les origines du peuple d’Israël, l’époque patriarcale, les fables primitives, sont traitées avec trop d’arbitraire, au moyen de rapprochemens hasardés avec des mythologies complètement étrangères à l’esprit hébreu. Le tableau des derniers siècles de l’histoire juive, de ceux qui précèdent et préparent immédiatement le christianisme, se ressent aussi parfois des idées particulières de M. Ewald en fait de religion et de philosophie, idées auxquelles on ne peut contester du moins une singulière originalité, et dans lesquelles l’auteur croit pouvoir associer une sorte de fanatisme chrétien au rationalisme le plus avoué[2]. La partie excellente de l’œuvre de M. Ewald est le récit de la période purement hébraïque, depuis Samuel jusqu’aux Macchabées. L’histoire de David et de Salomon,

  1. Cette compression est d’autant plus regrettable que le XVIIIe siècle eut un homme supérieur, Richard Simon, de l’Oratoire, qui, sans les obstacles qui lui furent suscités, eut créé en France la saine exégèse un siècle avant que l’Allemagne l’eût fondée.
  2. C’est surtout les Jahrbücher der biblischen Wissenschaft, recueil annuel publié par M. Ewald et tout rempli de ses idées, qu’il faut lire pour se représenter le rôle singulier qu’il a pris dans les questions politiques et religieuses de l’Allemagne. Ce rôle, où le savant et l’historien se combinent de la façon la plus étrange avec le prédicant et le sectaire, serait un phénomène inexplicable, si l’on ne se rappelait la forte impression que l’étude des prophètes a faite sur l’esprit de M. Ewald, impression qui se trahit avec naïveté dans sa conduite et ses écrits.