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en rendre la Lecture dangereuse pour le public, quoique cette même lecture soit nécessaire aux physiciens, et un ouvrage dont vous êtes l’auteur est surtout trop utile aux physiciens et aux naturalistes pour les en priver. » Bonnet fut d’autant plus froissé, que la condamnation portée contre son livre L’atteignait dans le temps même que son parti venait de traiter l’Emile avec la dernière rigueur. Il se refusa aux démarches que ses amis offraient de tenter pour obtenir main-levée de la sentence, et il répondit à M. de Malesherbes : „ N*ayez aucun égard, monsieur, à toutes ces sollicitations, je viens vous en conjurer. Jugez-moi sur mon livre, et, quand les personnes les plus élevées en dignité intercéderaient pour moi, n’écoutez encore que mon livre. Je ne veux absolument point de faveur ni de grâce, mais je demande justice, et je ne veux devoir qu’à la bonté de mes principes La levée d’une interdiction que mon ouvrage n’a jamais pu mériter[1]. »

Les Considérations sur les corps organisés sont le dernier pas de Bonnet dans sa carrière scientifique : dorénavant la nature continuera à être le thème de ses pensées et l’objet de ses contemplations; mais le philosophe n’aspirera qu’à deviner le secret de ses lois générales et le système de l’architecture universelle. En quittant, ouvrier mutilé, le théâtre de ses premiers travaux, il laissait la trace de son trop court passage. L’art d’observer, si nouveau encore avant lui, est devenu un art si savant, si sûr et si maître de ses méthodes, que les études de Bonnet sur les insectes et sur les feuilles ont peut-être beaucoup perdu de leur mérite, et sans doute les naturalistes de notre temps n’y voient et n’y cherchent plus des modèles. L’honneur n’en reste pas moins à l’Insectologie et aux Recherches sur l’usage des feuilles d’avoir grandement contribué au développement des sciences naturelles en faisant aimer l’étude de la nature, et en donnant aux naturalistes futurs l’exemple de la conscience dans les observations et du dévouement à la vérité. Dans l’histoire des sciences, de tels services doivent compter deux fois.


II.

Nous arrivons à la partie de la vie de Charles Bonnet qui fut pour lui la plus agitée et la plus remplie : agitée par les troubles civils qui déchiraient alors sa patrie, remplie par la composition de ses derniers et de ses plus importans ouvrages, la Contemplation de la Nature et la Palingénésie philosophique. Ce n’est pas ici le lieu de raconter les dissensions intestines, la guerre de plume et de rue auxquelles se livrèrent les citoyens de Genève, partagés en deux

  1. Plus tard, M. de Malesherbes fit lever cette défense ridicule.