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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/797

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— Ah ! lieutenant, disait-il, quelle journée ! Nous pouvons nous vanter de l’avoir échappé belle. Enfin je respire.

— Et moi, je suis sur les épines, répondit M. Cazalis, vous êtes bien heureux, vous, de voir tout couleur de rose. Savez-vous que ce deuxième acte est plein de dangers ? Mes deux meilleurs sujets, Espérit et Marcel, ne font que passer dans la première scène, et tout le poids de la pièce est porté par des rôles secondaires, Cimber, Cassius et tant d’autres. Il n’y a qu’un grand rôle, celui de Brutus, et c’est Robin, songez-y. Au premier acte, il a pu s’en tirer avec ses seize vers ; mais ici, le monologue ! c’est à faire trembler.

— Bast ! dit le maire, arrive qui plante, ma journée est finie ; qu’il vente ou qu’il tonne, dans cinq minutes j’aurai mes gendarmes ! et que tous vos acteurs se mettent à jouer les jambes en l’air, Tirard est là pour conduire la danse.

— Mais le monologue, mon ami, le monologue ! Avez-vous réfléchi que cet affreux Robin l’a voulu à tout prix ? Je tremble comme un enfant. Ah ! ce monologue est terrible, mon bon ami, et je vous jure que moi-même je n’oserais pas m’en charger.

— Ta, ta, ta, dit le maire, tout s’arrangera ; voyez comme ils applaudissent Espérit ! quelle attention ! on entendrait voler une mouche ! Mais parlons plus bas ; nous sommes d’un mauvais exemple. Les voilà qui nous imposent silence.

En effet, déjà quelques cris partaient de l’orchestre : — Silence au maire ! A la porte les bavards ! Marius à la porte ! — Les voyez-vous, reprit Tirait, comme ils sont sages ! Je n’ai qu’une crainte ; peut-être me suis-je trop pressé ! Si j’ai pris l’alarme pour rien, que va-t-ou penser de moi à la préfecture ? Les commis se moqueront du père Marius dans leurs bureaux… Mais voici les bouteilles ! Trinquons.

— Ah ! ce monologue, ce monologue ! murmurait le lieutenant. Espérit venait de réciter ses huit vers d’entrée, c’était à Robin de paraître en scène. On l’appelait à grands cris, il n’arrivait pas. Le caporal, comprenant toute l’importance de son rôle, était allé à la Mule-d’Or pour réciter une dernière fois son monologue devant la glace. On attendait, on demandait Brutus. Ce fut Cayolis qui se présenta, Cayolis armé d’un drapeau tricolore et suivi de sa bande lyrique. Il entonna son grand air de la Muette : Amour sacré de la patrie. Il avait arrangé ce morceau pour six voix. Au refrain, le sextuor reprenait en chœur. À la rigueur, Brutus aurait pu chanter ce morceau sans trop d’invraisemblance ; mais il était assez extraordinaire qu’on acceptât pour chef des conjurés Dolabella, l’ami fidèle de César. Le public n’en parut pas moins charmé de cet intermède ; on ne s’étonna nullement de voir les partisans du dictateur