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disparu. Le lieutenant avait quitté le théâtre avant l’assaut, pour se retirer dans la maisonnette d’un garde avec sa fille et sa sœur. Le maire et les gendarmes étaient étendus sans connaissance au bord de la haie, couverts de sang et de boue.

Cependant la bataille continuait avec acharnement, sans qu’on pût prévoir de quel côté se déciderait la victoire. Lamanosc avait en ligne à peu près cent quatre-vingt-dix ou deux cents combattans, car il n’y avait que la jeunesse du pays engagée dans la lutte. A la première alerte, quelques pères de famille s’étaient bien mis de la partie : mais les femmes, sautant sur eux, se pendaient à leurs habits, les tiraient par la barbe ou leur jetaient des enfans dans les bras, et leurs adversaires se retiraient loin d’eux avec mépris. Les gens des villages l’emportaient donc en nombre, mais ceux de Lamanosc combattaient en vue du clocher. Jusque-là tout s’était passé loyalement. Ces rencontres ont leurs règles d’honneur qui sont rarement violées. Les coups ne peuvent être portés que de la tête à la ceinture ; frapper plus bas, frapper du pied ou se servir d’une arme serait une félonie. Jamais il n’arrive qu’on se réunisse deux contre un. On se combat homme à homme ; les forts cherchent les forts ; loin d’attaquer les faibles, ils les évitent, et ce sont ceux-ci qui brûlent de se mesurer avec les adversaires les plus redoutables. Un morne silence avait succédé aux grands cris fanfarons ; on n’entendait que le bruit des lourdes mains fermées tombant et retombant sur ces fortes poitrines, sur ces crânes de fer, et retentissant comme des marteaux sur l’enclume. Sur la gauche, les gens de Lamanosc commencèrent tout à coup à faiblir. Cabantoux, séparé des siens, fut assailli de tous côtés. Alors l’aspect de la bataille changea ; Cabantoux, fou de colère, se rua tête baissée au milieu des groupes, faisant le vide autour de lui. On se rallia derrière le fadad, les ennemis de Lamanosc furent repoussés vivement jusqu’aux limites de la plaine. Leur déroute paraissait complète quand une pierre, partie on ne sait d’où, vint frapper Marcel au front. Le sang rejaillit sur Cabantoux ; le géant rugit, et, saisi d’une fureur inexprimable, il s’arma d’une échelle et frappa au hasard. Alors ce fut une mêlée horrible. Déjà les couteaux brillaient dans les mains ; avant même que Marcel eût pu se mettre en défense, il tomba frappé de trois coups. — Trahison ! trahison ! crièrent les femmes. Sabine, quittant la maisonnette où sa tante voulait la retenir, s’élança au milieu des assaillans. — Attends-moi, criait M. Cazalis en courant de son mieux derrière sa fille. Elle releva le corps de Marcel sous une grêle de pierres. Le lieutenant, sabre au poing, vint se placer à ses côtés. De toutes parts, les femmes et les filles, exaltées, furieuses, armées de faux, de tridens, de barres de fer, descendirent sur la Garrigue. Les