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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/846

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qui ternit à peine l’éclat de sa haute probité, de son exquise délicatesse, de sa bienveillante et bienfaisante humeur.

Fort peu de héros de romans, et des mieux doués, des plus séduisans, des plus irrésistibles, ont la valeur de ce personnage secondaire, irrévocablement voué, dans quelque fiction qu’on le fasse apparaître, à un rôle de simple « utililité. » Les héros en question ne vivent que par la grâce de notre imagination. Celui-ci existe de par Dieu qui l’a fait ; il vit avec ses petites manies, ses habitudes désordonnées, son activité en pure perte, ses enthousiasmes à tout propos et hors de propos. On le voit arpenter d’un pas leste, bien qu’un peu gêné par l’embonpoint, cet atelier où s’étalent ambitieusement deux toiles immenses, les dernières conceptions de son génie échauffé. Il va de l’une à l’autre, faisant ainsi, — comme il s’en vante volontiers, — environ quinze milles par jour sans mettre le nez dehors. C’est que pour Blyth il s’agit de frapper un grand coup, de forcer une bonne fois l’ingrat public à se départir de ses dédains habituels. Ce monstre d’indifférence devra nécessairement s’émouvoir en face de ces deux grandioses images de l’Age d’Or et de Christophe Colomb découvrant le Nouveau-Monde. Blyth du moins n’en doute pas un instant, et, par anticipation, il convie tous ses amis, — tous, depuis la vieille comtesse de Brambledown jusqu’aux parens de ses domestiques, — à l’exhibition privée qu’il fait de ces deux chefs-d’œuvre. L’atelier a été scrupuleusement balayé, les mannequins dispersés dans les coins, les murs tapissés d’esquisses et de vieilles gravures. Blyth a pris un négligé de circonstance, et, sous sa jaquette écourtée, son cœur palpite d’un orgueil contenu. Il a de chaudes poignées de main pour tous ses invités, aussi bien pour ses confrères, arrivés dans des dispositions assez peu cordiales, que pour les bons bourgeois qu’il sait pénétrés d’avance d’une admiration plus ou moins éclairée ; il les accueille avec la même effusion, le même bon vouloir exubérant, le même désir de se les rendre favorables.


«… La fiévreuse activité qu’il avait déployée avant leur arrivée n’était en rien comparable à l’agitation dont il sembla saisi une fois qu’il les vît à peu près réunis. Depuis que le premier visiteur avait mis le pied dans l’atelier, Blyth ne s’était pas tenu un moment en repos, et n’avait pas cessé de parler. Ni ses jambes ni sa langue ne se seraient arrêtées jusqu’à ce que tout le monde fût parti, si lady Brambledown ne se fût avisée, par hasard, du seul expédient qui put suspendre ce mouvement et ce bavardage incessans.

« — Voyons, Blyth, s’écria sa seigneurie, qui se dispensait volontiers du préfixe « monsieur » lorsqu’elle s’adressait à ses nombreux amis ; voyons, Blyth, je ne comprends pas un traître mot à votre tableau de Colomb. Vous me parliez l’autre jour de nous l’expliquer en détail. Quand allez-vous commencer ?

« — A l’instant, chère madame, à l’instant ; j’attendais que tout mon monde fut là, » répondit Valentin, saisissant son appuie-main et un rouleau