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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/85

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Cela suffit pour remplir les vingt-trois dernières années de sa vieillesse, qui s’éteignit en 1793, au milieu des agitations révolutionnaires de sa patrie.

Une dernière épreuve lui avait été réservée. La fin de sa vie fut une lutte pleine d’angoisses contre les maladies graves et douloureuses qui vinrent se joindre à ses infirmités. « Souvent nous avons cru l’avoir sauvé, disait son neveu de Saussure, témoin de ses souffrances et de sa résignation. Ah ! qu’il était touchant, qu’il était intéressant de le suivre pendant ce long et pénible combat! Comme son cerveau avait été fatigué par une contention soutenue pendant toute sa vie, il lui arriva ce que Newton, Pascal et tant d’autres beaux génies ont éprouvé : sa maladie se portait quelquefois sur les nerfs; alors il avait des visions qui le trompaient d’abord, mais dont ensuite il reconnaissait l’illusion. Mais au milieu de ces affligeantes erreurs, la bonté de son cœur brillait toujours de l’éclat le plus pur.

« Son intelligence même, quoique couverte alors d’un voile sur quelques-unes de ses parties, avait dans tout le reste conservé la plus parfaite clarté. Souvent, dans ces momens pénibles, je lui communiquais pour le distraire quelques observations nouvelles de physique ou d’histoire naturelle, ou quelque idée de métaphysique : alors, si son attention se portait sur ces objets, il en parlait avec une suite, une présence d’esprit admirables, rappelant ce que les savans avaient pensé sur ces objets et comparant leurs opinions aussi bien et peut-être mieux qu’il ne l’aurait fait dans la santé la plus parfaite. Cependant, quoiqu’il eût encore quelques momens vraiment heureux, ses angoisses devinrent si fréquentes et si pénibles, qu’il en désirait ardemment la fin, et que, malgré la résignation la plus religieuse, il demandait souvent à Dieu de le rappeler à lui. Ses vœux furent exaucés. »

Une longue carrière de soixante-douze ans, tout entière écoulée sur un théâtre si borné pour une intelligence de cet ordre; une jeunesse laborieuse, souffrante, sans plaisirs, suivie de quarante années passées dans la retraite, au milieu des ombres de la cécité et du silence plus redoutable que la surdité fait autour de nous, — quelle image d’une vie heureuse! Telle fut pourtant la vie que Bonnet accepta sans murmure, et qui parut douce et belle à son âme, soutenue par la religion et satisfaite de penser. Nous voudrions savoir une plus certaine et plus rayonnante démonstration de la spiritualité de notre âme, une plus belle victoire du roseau pensant. Plus d’un sceptique