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Russie officielle, un singulier mélange de vérités et d’erreurs, celles-là étant destinées, par une tactique plus habile que loyale, à protéger celles-ci. Au moment d’émettre à notre tour une opinion sur un pays dont il semble si malaisé d’apprécier la situation et les intérêts, nous croyons utile de répondre d’avance à l’objection qui vient d’être ainsi formulée, en commençant par distinguer dans cette objection même ce qui est fondé de ce qui nous parait faux.

Oui, les Russes sont dans leur droit lorsqu’ils récusent les jugemens des étrangers qui se sont bornés à recueillir sur leur pays des faits de détails, des récits anecdotiques, des souvenirs de voyage, sans contrôler ou compléter leurs observations par des vues d’ensemble tirées de l’histoire, de la vie nationale, de la nature et des mœurs russes ; mais quand ils s’appuient sur les conditions particulières où se trouve l’empire des tsars pour justifier sans restriction le système qui le régit ; quand, au lieu d’affirmer que le pouvoir absolu a pu être momentanément utile à la Russie, ils en font une condition essentielle de son existence et de sa civilisation, la préoccupation de la vérité cède alors visiblement la place à des préjugés nationaux ou à des calculs personnels. La situation exceptionnelle que les Russes revendiquent n’autorise pas une telle dérogation aux lois de la saine logique et de la morale universelle. De telles assertions supposent chez ceux qui les émettent un singulier dédain de ceux auxquels on les adresse. Il est trop commode d’invoquer pour le système autocratique, ici qu’il est appliqué en Russie, le bénéfice de circonstances particulières qu’il semblerait interdit à l’étranger d’apprécier, — et peut-être suffit-il d’indiquer une telle prétention pour en faire justice.

De toute cette orgueilleuse argumentation que reste-t-il ? — Un seul point nous parait établi : c’est que la vie russe dans ses diverses manifestations est dominée par un ensemble de traditions et d’intérêts très différens des intérêts, des traditions du reste de l’Europe. Aussi, pour y bien comprendre le rôle du pouvoir absolu, importe-t-il de se placer au point de vue de ces nécessités historiques et locales. Eh bien ! c’est de ce point de vue même que nous voudrions interroger le système politique et l’organisation sociale de la Russie. Nous nous soumettrons aux exigences des publicistes russes, nous demanderons à l’histoire de leur pays, aux conditions de son climat et de son état social, aux observations que plusieurs voyages et de longs séjours en Russie nous ont permis de recueillir, les élémens d’une opinion sur ce système autocratique, dont la cause s’agite en ce moment même devant l’Europe, et que des juges intéressés présentent comme la condition essentielle d’existence de l’empire des tsars. Les questions qu’il s’agit de résoudre peuvent être formulées