Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Je ne suis pas barbier, répondis-je en souriant ; mais pour dire la vérité, je viens de faire doublement la barbe à votre tuteur (je faisais allusion aux vingt-cinq dollars d’honoraires).

— Ah ! alors tout est perdu. Il y a du sang sur votre main ! (J’aperçus en effet sur ma main une petite tache de sang provenant d’une légère coupure.) Thomas ! Thomas ! cria-t-elle, cet homme a coupé la gorge à votre maître. Lâchez les chiens sur lui. À l’aide ! au meurtre ! à l’aide !

Je m’efforçai de calmer la jeune fille ; mais quelques instans après un chien énorme vint dans la salle en hurlant d’une manière effrayante, et j’eus toutes les peines du monde, même avec le secours d’une forte canne que je portais, à le tenir à l’écart. En même temps le redoutable Thomas apparaissait, une carabine à la main, qu’il ajustait contre moi pour obéir aux ordres de sa jeune maîtresse, tandis que d’un autre côté arrivait la vieille dame furieuse et traînant après elle ma femme à demi évanouie, qu’elle accusait d’être complice des voleurs et des assassins qui avaient médité de voler la maison et de massacrer les habitans. Heureusement pour moi, au moment où j’allais, selon toute probabilité, être assassiné par le domestique ou mis en pièces par le chien, qui paraissait aussi fou que ses maîtres, le vieux gentleman descendit l’escalier en robe de chambre et en pantoufles, et me délivra. Il m’exprima, dans des termes cette fois très sensés, tout le regret qu’il avait de cette méprise, et, après m’avoir souhaité une bonne nuit, ordonna à Thomas de me montrer la porte de l’enclos et de la fermer après moi.

Le grand air calma ma pauvre femme, qui était terriblement agitée. Le souvenir des vingt-cinq dollars me fit bientôt oublier les périls que j’avais courus, et lorsque nous arrivâmes à la ville, j’achetai à ma femme le bonnet désiré.

Quelque temps après, je fis mettre un avertissement dans les journaux, et je reçus de la Nouvelle-Orléans une lettre qui m’expliquait tous ces mystères. Le vieux gentleman et la vieille dame étaient frère et sœur, et la jeune personne était la fille du premier. La folie était héréditaire dans leur famille. Ils étaient de la Jamaïque, où le vieillard avait été un riche planteur. Après avoir, avec la ruse particulière aux fous, disposé de ses propriétés très à son avantage, il s’était enfui avec sa fille et sa femme aux États-Unis, où jusqu’alors on n’avait pu le découvrir. Thomas était un vieux domestique de la famille sur qui la folie de ses maîtres avait fini par déteindre. Cette histoire eut une fin tragique. La famille vint, sur l’avertissement que j’avais fait insérer dans les journaux, réclamer les trois aliénés. Le vieux gentleman se figura qu’il était victime de la conspiration qu’il redoutait tant, et se fit sauter la cervelle ; on enferma les deux femmes