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Tous les samedis, le paiement du salaire établit entre eux un rapport momentané, et encore la plupart du temps la caisse du maître remplace-t-elle sa personne. Ainsi isolés, ils vivent dans le mépris et dans la haine. Supposez un instant que l’industrie moderne eût existé dans ce moyen âge trop vanté et trop calomnié, les rapports du maître et de l’ouvrier eussent été fort différens. Il y aurait eu un chapelain de la manufacture comme il y avait un chapelain du château. Maîtres et serviteurs se seraient agenouillés au pied des mêmes autels, auraient écouté les paroles, également applicables aux uns et aux autres, des ministres de Dieu, auraient eu les mêmes croyances. Sous cette influence morale, une hiérarchie du travail (cette chose si désirable) se serait organisée, des droits et des devoirs mutuels seraient nés. En retour de l’obéissance et du travail de son serviteur, le maître aurait étendu sur lui sa protection. Si l’industrie doit réellement établir des relations nouvelles entre les hommes, ce n’est encore que par cette méthode qu’elle y parviendra ; mais l’emploi de cette méthode exige une croyance, et voilà que nous retombons dans cette éternelle et embarrassante question : — où trouver un principe moral qui puisse être le credo du plus grand nombre ?

Cependant un grand pas serait fait, si les manufacturiers, ces rois de la société moderne, voulaient bien être moins modestes et prendre plus d’orgueil, s’ils voulaient bien ne pas se persuader qu’ils ne sont que des entrepreneurs d’affaires, et se représenter exactement le rôle historique qu’ils remplissent dans le monde. Les grands industriels sont des personnages beaucoup plus importans qu’ils ne le croient : ils sont les barons féodaux de notre époque. Nous cherchions tout à l’heure un principe moral capable de diriger, de gouverner, de moraliser l’industrie, et nous ne le trouvions pas : il en est un pourtant, c’est le travail. Tout homme est soumis à l’obligation du travail, et personne n’a le droit de s’y soustraire. C’est donc un devoir pour chacun de nous d’accomplir cette obligation. Comme tous les devoirs possibles, le travail doit entraîner certains droits, s’accomplir dans certaines conditions, et par son accomplissement créer une responsabilité nouvelle et de nouveaux moyens d’action. L’idée du travail est en ce moment la seule qui puisse réunir les hommes, et, chose singulière, cette idée n’est jamais sortie des domaines de l’abstraction, elle n’a pas encore pris dans les faits la place qui lui est due. On n’a vu dans le travail qu’un moyen et non pas un principe, une manière de faire fortune et non pas l’accomplissement d’un devoir. Le travail, cette idée essentiellement sociale, n’a été qu’une affaire d’égoïsme et d’ambition, tandis qu’il est au contraire un principe de dévouement et de bienfaisance. Cette idée du travail aurait besoin d’être dégagée de la confusion dans laquelle elle est ensevelie, et