Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/112

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tue-moi ! Bah ! c’est encore lui seul qui me fait vivre. Ah ! ah ! voilà le sixième verre que je bois aujourd’hui.

Tout en parlant, il saisit le verre et le vida jusqu’à la dernière goutte avant que j’eusse eu le temps de l’arrêter. Il laissa échapper le verre, qui se brisa en mille pièces ; puis il retomba en prononçant des paroles incohérentes, rendant quelques instans, il resta plongé dans une sorte de stupeur. J’appelai du secours, le fis mettre au lit, et ordonnai qu’on lui rafraîchit les tempes avec de la glace. Il revint à lui et ouvrit les yeux ; mais il ne reconnut personne, et prononçait souvent le nom de Clara. Je lui donnai un narcotique, et il tomba bientôt dans un sommeil agité.

Le lendemain, je le trouvai atteint d’une fièvre cérébrale et en proie au délire. Pendant trois jours, il fut sans conscience de lui-même, mais le quatrième il me reconnut, moi et les autres personnes qui l’entouraient. — Où est Clara, James ? me dit-il. Il est étrange qu’elle ne soit pas venue me voir ce matin. Combien y a-t-il de temps que je suis malade ? Comme ma pauvre tête bout ! Je ne pourrai jamais faire ma composition. Encore le dernier de la classe ! Bon, cela n’est rien de nouveau. Aidez-moi, et ce soir je vous prêterai Tom Jones. Donnez-moi du vin, du vin ! le vin, les femmes et le vin ! vie courte et bonne !

Et il essaya de chanter le refrain bien connu d’une chanson à boire. Certain qu’il ne se relèverait plus, j’écrivis à sa mère de venir immédiatement, si elle voulait trouver son fils encore vivant. J’allai trouver aussi miss P…, et je lui fis part de la dangereuse situation de George. Au moment où je l’abordai, elle était occupée à rire et à coqueter dans le foyer avec une demi-douzaine d’adorateurs. Lorsque je lui eus expliqué le motif de ma visite, elle devint pâle et parut sur le point de s’évanouir. Elle se remit bientôt toutefois, et sortit avec moi en me demandant de nouveaux détails sur la maladie de son amant. Je lui dis que dans son délire il l’avait souvent appelée, et que je croyais qu’une visite d’elle, s’il reprenait conscience de lui-même, pourrait opérer sur lui mieux que tous les remèdes, Elle parut fort touchée, versa même des larmes, et dit : — J’irai, docteur ; j’irai, aujourd’hui, maintenant, quand vous voudrez. Pauvre George, je ne croyais pas qu’il fût si mal.

Quelques jours se passèrent. La fièvre se calma et fit place à un accablement profond pendant lequel je l’entendis deux ou trois fois murmurer ces mots : « Ma mère, » et je tremblais qu’il ne pût vivre assez longtemps pour recevoir ses bénédictions et son pardon, car il ne restait plus aucun espoir. Enfin sa mère arriva, et ce jour-là je le trouvai assez calme pour lui parler de miss P…, et lui annoncer sa visite. George reconnut sa mère et sa maîtresse, et pleura amèrement.