Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/1248

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

placés à la tête de l’entreprise, se prenaient cependant pour la réunion du capital nécessaire à l’exécution. La révolution de 1848 est survenue; tout a été bouleversé en France et en Allemagne : la Grande-Bretagne est restée calme et prospère à côté de l’Europe en feu, et une compagnie anglaise, appuyée par son gouvernement, s’est fait concéder par Abbas-Pacha un chemin de fer qu’elle exécute. C’est sur ces entrefaites que, profitant des sentimens d’estime et d’affection qu’il avait inspirés au successeur d’Abbas, Saïd-Pacha, un ancien consul général de France en Égypte a obtenu de lui, au mois de novembre dernier, le privilège de la formation d’une compagnie pour l’établissement d’un canal de la Méditerranée à la Mer-Rouge[1].

L’empressement avec lequel le gouvernement égyptien a accordé ce privilège fait un extrême honneur à l’impatience qu’éprouve un prince généreux de voir accomplir une entreprise qui assure la prospérité de son pays; mais l’acte n’annonce pas, il faut l’avouer, chez ses ministres une grande habitude des questions de travaux publics. Trois intérêts y sont compris d’une manière toute nouvelle pour nous autres Européens, celui des capitalistes dont on provoque les

  1. La sensation que la nouvelle du privilège accordé a produite dans tous les ports de la Méditerranée, les débats dont il paraît être l’objet à Constantinople; l’importance du sujet, le service qu’a rendu M. Ferdinand de Lesseps en posant sur un des plus grands intérêts de l’ancien continent une question dont la solution ne peut plus être évitée, donnent à l’acte de concession, dont on parle beaucoup, et qu’on connaît fort peu, assez d’intérêt pour qu’il soit à propos de le reproduire ici tout entier. En voici le texte :
    « Notre ami M. Ferdinand de Lesseps ayant appelé notre attention sur les avantages qui résulteraient pour l’Égypte de la jonction de la Méditerranée et de la Mer-Rouge par une voie navigable pour les grands navires, et nous ayant fait connaître la possibilité de constituer une compagnie formée de capitalistes de toutes les nations, nous avons accueilli les combinaisons qu’il nous a soumises, et nous lui concédons par ces présentes pouvoir exclusif de fonder et de diriger une compagnie pour le percement de l’isthme de Suez, ainsi que pour l’exploitation d’un canal entre les deux mers, avec faculté d’entreprendre ou de faire entreprendre tous travaux et constructions, à la charge par la compagnie de donner préalablement toutes indemnités aux particuliers en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique, le tout dans les limites et les conditions et charges déterminées dans les articles qui suivent :
    « Art. 1er. M. Ferdinand, de Lesseps constituera une compagnie dont nous lui confions la direction sous le nom de Compagnie universelle du canal maritime de Suez pour le percement de l’isthme de Suez, l’exploitation d’un passage propre à la grande navigation, la fondation ou l’appropriation de deux entrées suffisantes, l’une sur la Mer-Rouge, l’autre sur la Méditerranée, et l’établissement d’un ou de deux ports.
    « Art. 2. Le directeur de la compagnie sera toujours nommé par le gouvernement égyptien, et choisi, autant que possible, parmi les actionnaires les plus intéressés dans l’entreprise.
    « Art. 3. La durée de la concession est de quatre-vingt-dix-neuf ans, à partir du jour de l’ouverture du canal des deux mers.
    « Art. 4. Les travaux seront exécutés aux frais exclusifs de la compagnie, à laquelle tous. les terrains nécessaires n’appartenant pas à des particuliers seront concédés à titre gratuit. Les fortifications que le gouvernement égyptien jugerait à propos d’établir ne seront point à la charge de la compagnie.
    « Art. 5. Le gouvernement égyptien recevra 15 pour 100 des bénéfices nets résultant des bilans de la compagnie, sans préjudice des intérêts et dividendes appartenant aux actions que nous nous réservons de prendre lors de l’émission et sans aucune garantie de notre part dans l’exécution ni dans les opérations de la société. Le reste des bénéfices nets sera réparti ainsi qu’il suit : 75 pour 100 au profit de la compagnie, 10 pour 100 au profit des membres fondateurs.
    « Art. 6. Les tarifs des droits de passage du canal de Suez, concertés entre la compagnie et le gouvernement égyptien et perçus par les agens de la compagnie, seront toujours égaux pour toutes les nations, aucun avantage particulier ne pouvant jamais être stipulé au profit exclusif d’aucune d’elles.
    « Art. 7. Dans le cas où la compagnie jugerait nécessaire de rattacher par une voie navigable le Nil au passage direct de l’isthme, et dans le cas où le canal maritime suivrait un tracé indirect, le gouvernement égyptien concéderait les terrains du domaine public aujourd’hui incultes à la compagnie, qui se chargerait de les faire arroser et cultiver à ses frais et par ses soins.
    « La compagnie jouira sans impôts desdits terrains pendant dix ans à partir de l’ouverture du canal; durant les quatre-vingt-neuf ans qui resteront à s’écouler jusqu’à l’expiration de la concession, elle paiera la dime au gouvernement égyptien, après quoi elle ne pourra continuer à jouir des terrains ci dessus mentionnés qu’en payant au gouvernement un impôt égal à celui qui sera affecté aux terrains de même nature.
    « Art. 8. Les statuts de la compagnie nous seront ultérieurement soumis et devront être revêtus de notre approbation. Les modifications qui pourraient y être introduites plus tard devront également recevoir notre sanction. Lesdits statuts mentionneront les noms des fondateurs, nous réservant d’en approuver la liste : cette liste comprendra les personnes dont les travaux, les études, les soins ou les capitaux auront antérieurement contribué à l’exécution de la grande entreprise du canal de Suez.
    « Art. 9. Nous promettons enfin notre bon et loyal concours et celui de tous les fonctionnaires de l’Égypte pour faciliter l’exécution et l’exploitation des présens pouvoirs. »