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mais les bons princes passent, et ils peuvent avoir pour successeurs des Abbas-Pacha. Si c’est contre ce mélange d’arbitraire et d’incurie que s’est élevée la diplomatie anglaise, elle a eu raison, car l’entreprise serait, à de telles conditions, inacceptable pour le public, et ce n’est pas de nom seulement que le canal doit être universel. Si au contraire les discussions ouvertes portaient sur le principe même de la communication directe entre les deux mers, la question deviendrait fort grave.

L’intérêt de l’Espagne, de la France, de l’Italie, de l’Autriche, de la Grèce et de la Turquie au percement de l’isthme de Suez est simple comme leur position; celui de l’Angleterre, sans être au fond moins réel, est plus compliqué. L’Angleterre possède, il est vrai, Gibraltar, Malte et Gorfou; mais le cœur de sa puissance n’est point dans la Méditerranée, et le progrès maritime des états riverains de cette mer peut changer à son préjudice les proportions sur lesquelles repose depuis quarante ans la stabilité de la paix. Il faut même l’avouer : aux temps de la politique exclusive et jalouse dont le cabinet de Saint-James se trouve aujourd’hui si bien de s’être départi, la perspective des avantages qu’assure au continent l’ouverture de l’isthme l’aurait probablement fait recourir aux armes. Ces temps ne sont plus, et l’entreprise qui nous aurait naguère brouillés avec nos voisins d’outre-Manche trouvera chez eux d’aussi zélés défenseurs que parmi nous. La Russie est peut-être le seul pays où l’on prétende encore s’opposer par la guerre à l’amélioration légitime de la condition de ses voisins. Quand il s’agit de l’Angleterre ou de la France, la cause du droit et de la raison n’a besoin, pour prévaloir, que d’une discussion sincère, et les adversaires du percement de l’isthme sont les premiers à en donner l’exemple.

La marine britannique, disent-ils, est en possession d’une prépondérance incontestée dans les mers de l’Inde, et trop de richesse et de puissance s’attache à cette suprématie pour que le pays n’ait point à cœur de la maintenir : elle ne serait sans doute point effacée par l’essor que les marines de la Méditerranée prendraient au travers de l’isthme de Suez, mais elle en pourrait être affaiblie; on descend, tout en gardant le premier rang, quand la distance à laquelle en sont les seconds diminue. Pour satisfaire aux besoins du temps sans compromettre cet avantage, l’Angleterre établit aujourd’hui, d’Alexandrie à Suez, un chemin de fer qui desservira les relations directes entre l’Inde et la Méditerranée, et ne prospérera qu’autant que ces relations se multiplieront. Qu’une opération dans laquelle elle met son intelligence et ses capitaux au service d’intérêts généraux qu’elle associe aux siens lui serve à consolider des avantages dès longtemps acquis par sa persévérance et son habileté, rien