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Les fromages pétris de sa main sont vraiment
Un mets de saveur délectable.

Superbe est le bétail élevé par ses soins,
La blonde toison brille et semble enrubannée.
À ce métier pourtant il gagne par année
Quarante écus, ni plus ni moins.

Homme sobre et modeste, homme à la vie étrange,
Il n’a pas en vingt ans trois fois changé d’habits ;
Quelques noix, du fromage, un morceau de pain bis,
Chaque jour, c’est là ce qu’il mange.

Durant les mois brûlans, tout le jour au bercail,
Avec ses chers moutons il dort près de la crèche.
Il ne sort que le soir. La nuit sereine et fraîche
Est pour lui le temps du travail.

Alors, sur les coteaux où la lavande abonde,
Au penchant des rochers tout embaumés de thym,
Il mène ses brebis, et là, jusqu’au matin,
Il veille dans la nuit profonde.

Langage du désert, mystérieux et doux.
Lointain rayonnement de l’étoile qui tremble,
Bruits de l’herbe et du vent qui soupirent ensemble,
Il vous connaît bien mieux que nous !

Seul et grave témoin de la nuit solennelle,
De sa cape drapé, son bâton à la main,
Qu’il est beau, soit qu’il suive à pas lents son chemin,
Soit qu’il s’arrête en sentinelle !

Par le sentier agreste, un soir que je rentrais,
Évitant de l’hiver la première accolade :
— A quoi songes-tu là, lui dis-je, camarade ?
Voilà, ce me semble, un temps frais.

— Je rêve, me dit-il, d’une époque lointaine.
Quand nos rangs cheminaient en terrible appareil,
Dans cette saison-ci, par un soir tout pareil,
Nous franchissions le Borysthène !


J. AUTRAN.