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pas succomber comme succombent les vainqueurs d’ici-bas, par l’orgueil et l’enivrement du succès ? À la vigilante et féconde éducation du combat, aux saintes joies de la persécution, à la dignité du danger permanent et avoué, il faudra substituer une conduite toute nouvelle et sur un terrain tout autrement difficile. Associée désormais à ce même pouvoir impérial qui avait en vain essayé de l’anéantir, elle va devenir en quelque sorte responsable d’une société énervée par trois siècles de servitude et gangrenée par tous les raffinemens de la corruption. Il ne lui suffit pas de dominer l’ancien monde, il faut encore qu’elle le transforme et qu’elle le remplace.

C’était une tâche formidable, mais qui ne devait pas être au-dessus de ses forces. Dieu choisit ce moment pour envoyer à son église une nuée de saints, de pontifes, de docteurs, d’orateurs, d’écrivains. Ils formèrent cette constellation de génies chrétiens, qui, sous le nom de pères de l’église, a conquis la première place dans la vénération des siècles, et forcé jusqu’au respect des plus sceptiques. Ils inondèrent l’Orient et l’Occident des clartés du vrai et du beau ; ils prodiguèrent au service de la vérité une ardeur, une éloquence, une science que rien ne surpassera jamais. Cent ans après la paix de l’église, ils avaient couvert le monde de bonnes œuvres et de beaux écrits, créé des asiles pour toutes les douleurs, une tutelle pour toutes les faiblesses, un patrimoine pour toutes les misères, des leçons et des exemples pour toutes les vérités et toutes les vertus. Et cependant ils n’avaient pas réussi à créer une société nouvelle, à transformer le monde païen. De leur propre aveu, ils restèrent en-deçà de leur tâche. Ce long cri de douleur qui se prolonge à travers toutes les pages que nous ont léguées les saints et les écrivains chrétiens, éclate tout d’abord avec une intensité qui n’a jamais été dépassée dans la suite des temps. Ils se sentent débordés et comme engloutis par la corruption païenne. Écoutez Jérôme, Chrysostôme, Augustin, Salvien, écoutez-les tous ! Ils voient avec désespoir la majorité des chrétiens se précipiter dans les voluptés du paganisme. Le goût effréné des spectacles qui ne s’arrête pas devant le sang des gladiateurs, toutes les honteuses frivolités, tous les excès, toutes les prostitutions de la Rome persécutrice viennent assaillir les nouveaux convertis et subjuguer les fils des martyrs. Encore un peu, et un nouveau Juvénal pourra chanter la défaite de ceux qui avaient reconquis le monde pour Dieu et la vengeance exercée par le génie du mal sur ses vainqueurs :

Victumque ulciscitur orbem.

Mais bien plus encore que dans la vie domestique et privée, le paganisme conservait et reprenait son empire par la nature et l’action