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les plus familiers, les épisodes les plus vulgaires de la vie domestique.

Médée poussée au meurtre de ses enfans par la jalousie et le désespoir, c’est là sans doute un thème qui a de quoi effrayer la délicatesse du goût moderne ; mais je m’abuse étrangement, ou ce thème terrible deviendra pour nous une énigme insoluble, si le poète essaie de ramener le crime de Médée à des proportions purement humaines. Pour comprendre ce personnage, qui a si souvent exercé le génie antique, il ne faut pas interroger seulement Sénèque et Euripide ; il faut consulter aussi Apollonius de Rhodes, car c’est dans ce dernier poète que se trouve la peinture la plus frappante de la passion de Médée pour Jason. Tous les symptômes du mal d’amour sont retracés par Apollonius avec une effrayante vérité. La jeune fille barbare, séduite, fascinée par la beauté, par l’intelligence de l’Argonaute, lui appartient tout entière et se dévoue à lui corps et âme. Pour assurer le succès de l’entreprise où il a mis sa vie comme enjeu, elle ne recule pas devant le crime, et son amour est si profond, si absolu, qu’elle est à peine troublée par le remords. Médée en face de Jason n’est plus une femme maîtresse d’elle-même, qui délibère avant d’agir, qui ait conscience du bien et du mal ; c’est un instrument sans volonté dont il peut faire ce qu’il veut. Les écrivains modernes, qui ont analysé l’amour avec tant de finesse, et parfois avec un excès de subtilité, n’ont rien imaginé qui dépasse en évidence les symptômes retracés par Apollonius. Ce n’est pas que cette description, envisagée sous le rapport poétique, possède une grande valeur ; mais elle étonne les esprits les plus éclairés, les hommes les plus experts en ces sortes de matières par la précision, par l’exactitude. C’est la nature même prise sur le fait. Quand on a pris la peine d’étudier le personnage de Médée dans Apollonius, les crimes qu’elle pourra commettre après son abandon n’ont plus rien qui étonne. Elle a mis en Jason sa vie tout entière, Que Jason l’abandonne, toute sa vie est perdue. Le désespoir la pousse à la folie ; un crime de plus ne coûtera rien à son égarement. Elle frappe sans pitié ses enfans. C’est là le personnage de Médée tel que nous l’a transmis l’antiquité, tel qu’il faut l’accepter. Essayer de le modifier, de l’adoucir, c’est tout simplement le dénaturer. J’ai la ferme conviction que M. Legouvé le commit dans toute sa réalité, et pourtant il a tenté de nous l’offrir sous un aspect tout moderne. Je retrouve dans son œuvre quelques souvenirs d’Apollonius, quelques traits qui indiquent l’enivrement et l’abnégation de la jeune barbare ; mais ces traits, je dois le dire, sont trop peu nombreux pour caractériser nettement le personnage de Médée.

La supériorité de Jason sur la femme qu’il a séduite n’est pas non plus assez clairement indiquée. Son ascendant despotique sur la jeune barbare ne se révèle pas par des signes assez éclatans. Or, dès que la passion de Médée pour Jason est ramenée aux proportions ordinaires, le meurtre de ses enfans, que M. Legouvé voulait, sinon excuser, du moins expliquer, prend un caractère plus repoussant et plus hideux. L’auteur a tenté sur elle une étude psychologique dont nous devons lui tenir compte, et qui révèle chez lui un profond amour de la poésie ; mais la voie qu’il a choisie ne l’a pas mené au but qu’il se proposait. Après avoir esquissé trop rapidement la passion de Médée pour Jason et sa jalousie lorsqu’elle apprend que Créuse va prendre sa place, il a développé avec une complaisance dont toutes les femmes lui