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de brise ce matin ; une belle journée en vérité pour aller à la pêche !

— Pars si tu veux, répondit le plus jeune des deux frères. J’ai entendu cette nuit un chacal aboyer à ma gauche[1] ; je n’irai pas à la mer aujourd’hui.

— Tu deviens plus poltron qu’une femme et plus paresseux qu’un faquir, répliqua Bettalou. Viens au moins m’aider à mettre à flot le catimaron.

Dindigal obéit d’assez mauvaise grâce. Sur la plage, tout près de la cabane, était échoué le misérable esquif. Le catimaron se compose de trois pièces de bois liées ensemble, d’égale grosseur, seulement celle du milieu est plus longue, pointue et légèrement recourbée aux deux extrémités. Les deux pêcheurs poussèrent devant eux le lourd radeau, qui glissait assez facilement sur le sable fin. Dès qu’il commença à flotter, Dindigal se retira sans rien dire, laissant son frère aîné prendre le large. Celui-ci, ayant franchi sans trop de difficultés la triple vague qui déferle en tout temps sur cette côte sablonneuse, ne tarda pas à jeter ses lignes. À genoux sur son catimaron, balancé par une houle légère, il ressemblait de loin à ces gros albatros aux ailes noires que l’on rencontre dans les parages du cap de Bonne-Espérance. Dindigal, assis au bord de la mer, promenait sur les vagues calmées son regard découragé et suivait instinctivement les mouvemens de Bettalou, qui de temps à autre se tournait vers lui et faisait briller à sa vue quelques beaux poissons.

— Il suffit que je reste à terre pour que la pêche soit bonne, répéta-t-il tout bas, et, se laissant aller au dépit, il se cacha dans la cabane, mécontent de toutes choses et de lui-même.

Vers midi, Bettalou et les autres pêcheurs qui se trouvaient au large avec leurs catimarons se mirent à ramer vers la terre. Quelques petits nuages jaunâtres volaient sur le ciel, l’air était embrasé, et le soleil perdait peu à peu de son éclat. Les goélands et les mouettes, qui pressentaient quelque orage, se retiraient comme les pêcheurs, fuyant la mer à tire-d’aile et jetant à travers l’espace des cris plaintifs. Bientôt à l’extrémité de l’horizon, du côté du nord-est, s’éleva une bruine épaisse, pareille à un voile de deuil, à travers laquelle on distinguait l’orbe du soleil rouge comme une fournaise, mais privé de ses rayons. Il régnait à terre et sur les eaux un profond silence, les navires mouillés en rade abaissaient leurs mâts et amenaient leurs vergues, et tous les pêcheurs halaient leurs radeaux bien loin de la mer. Chacun se préparait à recevoir de son mieux l’assaut que les vents déchaînés allaient livrer à tout ce qui se rencontrerait sur leur passage. Une brise terrible souleva d’abord

  1. C’est un signe de mauvais augure pour les Hindous.