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confrères, qu’il réduisit bientôt à l’humble rôle d’accompagnateurs, tant ses cris dépassaient et dominaient les leurs. La danse se joignit à la musique, et le derviche protagoniste exécuta des bonds si prodigieux, tout en continuant son hymne d’énergumène, que la sueur ruisselait sur son torse nu.

C’était le moment de l’inspiration. Brandissant le poignard qu’il n’avait jamais quitté et dont la moindre secousse faisait résonner les mille grelots, il tendit le bras en avant ; puis, le repliant soudainement avec force, il s’enfonça le fer dans la joue, si bien que la pointe en sortit dans l’intérieur de la bouche. Le sang se fit jour aussitôt par les deux ouvertures de la plaie, et je ne pus retenir un mouvement de la main pour faire cesser cette scène horrible. — Madame veut voir de plus près, dit alors le petit vieillard, qui m’observait attentivement. Faisant signe à l’exécutant d’approcher, il me fit remarquer que la pointe du poignard avait bien réellement traversé les chairs, et il ne se tint pas pour satisfait qu’il ne m’eût forcée à toucher du doigt cette pointe.

— Etes-vous convaincue que la blessure de cet homme est réelle ? me dit-il ensuite.

— Je n’en doute nullement, répondis-je avec empressement.

— C’est assez, mon fils, reprit-il en s’adressant au derviche, qui était demeuré pendant l’examen la bouche ouverte, remplie de sang, et le fer dans la blessure ; allez vous guérir.

Le derviche s’inclina, retira le fer, et, s’approchant d’un de ses confrères, il s’agenouilla et lui présenta sa joue, que celui-ci lava à l’extérieur et à l’intérieur avec sa propre salive. L’opération ne dura que quelques secondes ; mais lorsque le blessé se releva et se tourna de notre côté, toute trace de blessure avait disparu.

Un autre derviche se fit, avec la même mise en scène, une blessure au bras, qui fut pansée et guérie par le même moyen. Un troisième m’effraya : il était armé d’un grand sabre recourbé qu’il prit à deux mains par les deux extrémités, et s’en étant appliqué la lame du côté concave sur le ventre, il l’y fit entrer en exécutant un léger mouvement de bascule. Une ligne couleur de pourpre se détacha aussitôt sur cette peau brune et luisante, et je suppliai le vieillard de ne pas pousser les épreuves plus loin. Il sourit et m’assura que je n’avais encore rien vu, que ce n’était là que le prologue, que ses enfans se coupaient impunément tous les membres, et au besoin la tête, sans qu’il en résultât pour eux le moindre inconvénient. Je crois qu’il avait été content de moi, et qu’il me jugeait digne de goûter leurs miracles, ce qui ne me flattait que médiocrement.

Le fait est pourtant que je demeurai pensive et embarrassée. Qu’était cela ? Mes yeux n’avaient-ils point vu ? mes mains n’avaient-elles pas touché ? Le sang avait-il coulé ? J’avais beau me rappeler