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bien certainement la glorification du génie, mais c’est aussi un regard de profond mépris sur les vulgaires humains. Si l’on avait quelque doute à ce sujet, l’inspiration de l’auteur s’exprime plus nettement encore dans une pièce intitulée les Cendres de Napoléon à Paris. Lermontof y jette à la France de terribles accusations. Il lui reproche, — osons répéter ses paroles et méditons les jugemens que notre histoire inspire à l’étranger, — il lui reproche d’avoir flétri tour à tour ce qu’il y a de plus sacré sur la terre, la liberté d’abord, et ensuite le génie et la gloire. La liberté ! la France en a fait le glaive d’un bourreau, elle a courbé la tête devant une poignée de scélérats, et, de dégradation en dégradation, elle est devenue la proie facile du despotisme, « Alors dans ton ciel sinistre une étoile radieuse a lui. C’était l’homme en qui la France vivait et que les peuples chargeaient de leurs destinées. Son fier manteau de pourpre voila toutes tes misères, et le monde contemplait avec admiration ce vêtement de gloire dont il avait couvert ton corps. 11 était seul, grand, froid, impassible, à Vienne et aux Pyramides, dans les neiges et les flammes de Moscou. Et toi, France, qu’as-tu fait après qu’il a été vaincu par les glaces de la Russie ? Tu l’as abandonné, tu l’as trahi, tu l’as livré, tu as renversé toi-même la puissance qu’il avait fondée pour toi… » Étrange conflit de pensées justes et d’accusations insensées ! et surtout préoccupations singulières de l’auteur ! Quand il méconnaît ainsi l’histoire, quand il reproche à la France de n’avoir pas défendu l’empereur jusqu’au dernier jour de la lutte, il exprime avec quelle vivacité il regrette celui qui était le représentant armé de la révolution, et qui aurait pu renouveler l’Europe. Ce sont ces regrets à peine dissimulés, ce sont ces vœux du Russe contre la Russie qui donnent leur vrai caractère à la pièce du Vaisseau-Fantôme et aux imprécations dont la France est l’objet.

Le poète du Novice, du Démon, d’Hadschi-Abrek, d’Ismaïl-Bey, le poète de ces fières tribus que la Russie ne peut vaincre, est-il donc décidément l’ennemi déclaré de son pays ? Plus d’une fois Lermontof lui-même s’était adressé cette question, quand il sentait croître ses sympathies pour les montagnards du Caucase, et il y a répondu un jour avec sa franchise accoutumée : « Oui, j’aime ma patrie, s’écrie-t-il, mais je l’aime d’un amour qui m’est propre, et que tous les argumens de la raison essaieraient en vain de modifier. J’ai beau faire, je ne puis m’enthousiasmer pour la barbarie, ni pour celle d’aujourd’hui, ni pour celle des temps passés. Je n’aime pas la gloire achetée par la violence, je n’aime pas l’arrogance appuyée sur les baïonnettes ; mais j’aime, sans savoir pourquoi, le silence et la solitude des steppes, j’aime le bruissement des forêts pendant la