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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/540

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par le génie de sa race, et pourvu qu’il dépouille les traditions russes de ce vernis de mensonge qui lui répugne, il soupçonnera, il signalera dans le passé de son pays des trésors d’inspiration. Sa place n’est donc pas à la suite de Pouchkine ; l’histoire littéraire doit inscrire son nom en tête des générations nouvelles.

Et ce n’est pas seulement une influence littéraire que nous avons à revendiquer pour Lermontof ; le poète du Caucase aurait pu se promettre une véritable autorité morale, s’il avait eu le temps de mûrir son inspiration. Quand on se rappelle qu’il a péri en duel à peine âgé de trente ans, il est impossible de ne pas déplorer amèrement une telle perte. Pourquoi faut-il qu’il n’ait pu accomplir tout ce qu’il voulait ? Il sera du moins un précurseur, et il aura donné des exemples qui ne seront pas perdus. Si la littérature russe, préparée il y a un siècle par Lomonosof et le prince Kantemir, illustrée de nos jours par Pouchkine, et surtout ramenée à ses véritables sources par une phalange de vaillans esprits, doit produire enfin une période vraiment classique et nationale, il faut pour cela que les poètes aient travaillé d’abord à la culture morale du pays ; il faut qu’ils aient maudit, comme Lermontof, ce mélange de barbarie et de raffinement, et que, reprenant les bons instincts du peuple, ils les développent, les fécondent, et préparent l’avènement d’une génération toute virile. Le despotisme, dira-t-on, ne se prête pas à des progrès de cette nature. Ayons plus de foi dans l’influence des lettres. Déjà, tous les critiques l’affirment, la littérature nationale, la littérature inspirée des vraies traditions du pays, est encouragée par un souverain qu’il nous est sans doute permis de louer au moment où les puissances libérales de l’Europe déjouent ses ambitieux projets. Soit qu’il espère trouver dans cette littérature un auxiliaire de sa politique, soit qu’il obéisse à un sentiment de grandeur que ses ennemis même ne lui refusent pas, cette conduite du tsar ne manquera pas de porter ses fruits. Quand la culture d’un peuple se développe, on peut saluer d’avance les transformations de son état social. C’est une merveilleuse puissance que celle des travaux de l’esprit, et le jour où les maîtres se lèveront, ces maîtres dont Lermontof n’est que le brillant précurseur, il n’y aura pas de despotisme assez fort pour arrêter le mouvement de la pensée nationale et l’éducation d’une grande. race.


SAINT-RENE TAILLANDIER.