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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/561

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servait de passe-port ; les modèles posaient sous leurs yeux. En vain ils s’efforçaient de persuader à leurs lecteurs qu’ils vivaient de la même vie, qu’ils respiraient le même air, qu’ils n’étaient pas naturalisés, mais indigènes : la fausse note arrivait au plus bel endroit, le bout de l’oreille perçait au plus touffu de la crinière. M. Charles de Bernard, calfeutré, solitaire, presque misanthrope, inaccessible ou sourd à tous les bruits du dehors, semblait avoir écouté aux portes ou peint d’après nature ; il devinait ce qu’il ne voyait plus, il entendait ce qu’il n’écoutait pas : divination originelle, instinct de race plus fort que ces admissions fortuites ou factices, que ces élégances d’après-coup, sans cesse démenties par les vulgarités primitives de l’éducation et de la naissance !

On a pourtant adressé à certains romans de Charles de Bernard un reproche qui n’est pas toujours immérité : on les a accusés de manquer de sens moral ou du moins de ne jamais dépasser ce qu’un homme bien élevé doit exiger de ses lectures pour avoir le droit d’y revenir et de s’y complaire. Ce défaut chez notre conteur est l’envers d’une qualité. Son dédain profond pour toute hypocrisie de sentimens ou d’idées, son talent particulier pour réduire à leur juste valeur toutes sortes de charlatanismes, charlatanismes d’esprit, de cœur et de conscience, son antipathie pour l’emphase, pour la vertu déclamatoire, pour la sensiblerie mignarde, pleurarde et criarde, pour toutes les fausses monnaies auxquelles le monde donne cours en les frappant à son effigie, tout cela chez lui finit quelquefois par déteindre sur les sentimens véritables, et le lecteur superficiel peut alors s’imaginer que Charles de Bernard a fait pour les corruptions mondaines ce que Mithridate avait fait pour les poisons. Chaque conteur, on le sait, à un texte favori, une manière de deus ex machinâ qu’il appelle volontiers a son aide dans la composition de ses œuvres et surtout dans ses dénoûmens. Le deus ex machinâ de M. Charles de Bernard, c’est un peu trop le bien joué, la casuistique complaisante des amoureux spirituels et jolis garçons, bernant les disgraciés et les sots. Dans quelques-uns de ses récits, il semble que la vie, l’amitié, l’amour, le mariage, la foi jurée, la fidélité conjugale, les sermons tenus ou trahis, la diplomatie sociale, se réduisent, après tout, à un tapis vert et à un jeu de cartes, dont il s’agit déjouer aussi bien que possible sans tricher absolument. En d’autres termes, l’auteur de Gerfaut et des Ailes d’Icare a un peu trop sacrifié à l’esprit, comme moyen de succès et d’absolution finale : c’est là la seule marque d’égoïsme et de préoccupation personnelle qu’il ait donnée dans ses ouvrages.

Charles de Bernard n’en reste pas moins la personnification attrayante