Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/564

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à leurs yeux qu’un hasard aveugle et souvent complaisant pour l’intrigue et l’ambition ; mais vient-elle à leur être favorable, ils y voient sans hésiter l’inexorable justice de la main divine ou l’irrésistible force de la vérité. Aucune déception ne les décourage, aucun argument ne les ébranle ; ils n’ont nul besoin de savoir comment les choses se passent pour en parler. Sûrs qu’il n’y a nul bien à trouver chez leurs adversaires, il leur semble parfaitement inutile de s’enquérir de ce qu’on y dit et ce qu’on y pense. L’étude de l’histoire en particulier est pour eux aussi courte que simple, car il n’y a pour eux ni problèmes à résoudre ni inconséquences à concilier. Tout est bien d’un certain côté ; tout est nécessairement mal d’un certain autre. Ce qui embarrasse ou afflige les esprits moins sûrs d’eux-mêmes, ces ombres funestes qui déparent souvent les plus nobles causes, ces passions et ces vices que la corruption humaine enrôle à la défense même de la vérité, rien de tout cela ne les touche ni ne les arrête. De la part de leurs amis, la cruauté n’est jamais que justice ; venant de leurs adversaires, la défense légitime est fanatisme ou persécution. Tout cela vous est débité habituellement d’un ton doux et railleur, sans hésitation, mais sans colère, avec le calme de la force, car on s’irrite peu quand on n’est pas du tout ébranlé. On a fait autrefois un petit traité de salon sur le bonheur des sots : sans comparaison, j’en ferais un volontiers sur le bonheur dont jouissent des esprits étroits et absolus dans une société sceptique.

Après cette nature d’esprit privilégiée, celle qui me paraît préférable pour le bien-être, c’est une disposition directement contraire. N’avoir qu’une seule idée dans la tête et qu’un seul sentiment dans le cœur, c’est le meilleur assurément ; si l’on ne peut pas y parvenir, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de prendre toutes les idées et tous les sentimens à la fois ou successivement. Pour éviter des ennuis en ce monde, si l’on ne peut être très étroit, il faut être très large ; si l’on ne peut être très raide, il faut être très souple. Comprendre et admettre à peu près tout, se placer complaisamment au point de vue de tous les partis, avec une intelligence indulgente et au besoin admirative, trouver une raison d’être à tous les faits, une explication à tous les actes, voire à tous les crimes, n’avoir nulle conviction personnelle, se passionner momentanément pour celles des gens avec qui on vit, ou des héros dont on raconte l’histoire, comme une vague s’empreint de toutes les couleurs du ciel, c’est une manière moins digne, moins hautaine, mais encore assez commode, de traverser nos jours de doutes et de découragemens. Et si l’on y joint un certain art de pressentir les retours du sentiment public, de deviner l’opinion qui sera de mode demain pour faire à temps quelques pas au-devant d’elle et tourner sa voile du côté du vent qui vient,