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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/591

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atomes identiques. Ceux des pierres et des métaux sont solides, ceux des liquides sont ronds et polis, et glissent facilement les uns sur les autres. Ils n’ont du reste ni odeur, ni couleur, et leurs arrangemens divers donnent naissance à ces propriétés. Les corps élémentaires, ou, comme nous disons aujourd’hui, les corps simples, sont seuls formés d’atomes d’une seule espèce. Ainsi, remarque justement Lucrèce, les os ne sont pas composés d’atomes d’os, le sang d’atomes de sang, etc. ; car, puisque notre corps s’accroît par la nourriture, toutes ses parties doivent être formées d’élémens hétérogènes, ou bien les alimens renfermeraient des atomes de sang, de chair, etc., et ce seraient eux qui seraient formés d’atomes de natures différentes. Les corps paraissent variés à l’infini, et cependant le nombre des atomes est limité. La diversité de leurs assemblages et de leurs combinaisons suffit à expliquer la variété du monde, de même qu’avec un nombre très limité de lettres on peut produire une quantité de mots innombrable. Quant au mode de réunion des atomes, le hasard en dispose. Dans cette espèce de tourbillon, il se forme des assemblages, des hommes, des arbres, des animaux, une intelligence, et même une sorte de liberté ; mais tout cela n’est pas le résultat d’un plan général de la nature. Les organes des sens eux-mêmes n’ont pas été destinés dans le principe à l’usage auquel nous les employons ; les jambes n’ont pas été faites pour marcher, les yeux pour voir, les mains pour saisir. C’est le hasard qui les a formés, et nous nous en servons pour ces divers usages, parce que nous avons reconnu qu’ils y sont propres.

Telle est en résumé la théorie physique de Lucrèce. Nous n’avons pas à parler ici des conséquences philosophiques qu’il en a tirées ; nous laissons aussi de côté les erreurs de physique qui remplissent son ouvrage, comme tous ceux des anciens. Nous n’avons parlé ni des expériences fausses alléguées comme preuves de théories justes, ni des faits vrais dont il tire des conséquences erronées. Sous le rapport de l’expérience, la physique des anciens ressemble toujours assez au raisonnement d’Anaxagore démontrant que la neige est noire par cette seule raison que l’eau elle-même est de couleur foncée. Quant au système philosophique, il est d’une facile réfutation. D’abord, sans être d’aveugles partisans des causes finales, nous nous révoltons à l’idée d’attribuer au hasard la création du monde et ces mécanismes ingénieux qu’admirent tant les naturalistes, et dont Lucrèce lui-même fait tant de descriptions enthousiastes. On s’étonne aussi qu’il n’ait pas songé que des atomes insensibles ne peuvent jamais former par leur assemblage des êtres doués de sentiment et de vie, et que, pour donner de la vraisemblance au système, il faut accorder une âme à chaque molécule, ou plutôt supposer un être d’une nature supérieure qui préside à l’arrangement du monde et