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plus hautes que celles de sa race, mais une supériorité individuelle marquée, une remarquable dignité de caractère, et cette demi-vertu qui contraste si profondément avec la servilité africaine, l’orgueil. En quittant Canot, Ahmad lui fit promettre d’aller visiter les états de son père à la prochaine belle saison, promesse que Canot faillit ne pouvoir tenir, car, à son retour, il tomba dangereusement malade et fut guéri par la médecine nègre.

Quelque temps après, Canot, s’étant brouillé avec Ormond, s’associa avec un ancien ami du mongo, Anglais d’origine, nommé Edward Joseph, et fit sa première grande affaire, c’est-à-dire qu’il expédia sa première cargaison. Notre aventurier déclare solennellement avoir pris toutes les mesures d’humanité nécessaires pour garantir la santé de ses esclaves. Nous le croyons sans peine et nous admettrons volontiers avec lui qu’à de très rares exceptions près, toutes les cruautés qu’on raconte des négriers sont autant de fables. Personne ne consent de gaieté de cœur à sa ruine. Voici quelques détails sur les opérations de l’embarquement et le régime auquel on soumet les esclaves à bord d’un vaisseau négrier. Il faudrait avoir l’âme bien sensible ou l’esprit bien mal fait pour protester contre un commerce conduit d’une manière aussi humaine. Nous confessons néanmoins que nous sommes une de ces âmes sensibles et un de ces esprits mal faits, et que pour nous l’immoralité de la traite et de l’esclavage consiste moins dans certaines cruautés exceptionnelles que dans le l’ait même et, pour dire toute notre pensée, dans l’avilissement de la race blanche.

Deux jours avant l’embarquement, les chevelures de tous les esclaves mâles et femelles sont soigneusement coupées et rasées ; puis on marque les nègres de l’initiale de leur propriétaire. Cette opération s’accomplit au moyen d’un petit instrument en argent ou d’un petit fer chauffé à point, de manière à marquer sans brûler la peau. Le jour de l’embarquement arrivé, ils sont complètement dépouillés, — précaution indispensable pour la santé et la propreté, — et conduits dans cet état de parfaite nudité, les hommes dans la cale, les femmes dans la cabine, les enfans sur le pont. À l’heure des repas, on les distribue par groupes de dix. Naguère, alors que le commerce des esclaves était autorisé par l’Espagne, les capitaines négriers, en bons catholiques qu’ils étaient, faisaient dire le benedicite aux nègres avant le repas et les grâces après. Aujourd’hui on se contente de leur faire pousser le cri de viva la Habana ! Hélas ! tout dégénère, même l’hypocrisie. Ce cri patriotique une fois poussé, on place devant chaque groupe un plat de riz ou de fèves, et afin d’éviter les inconvéniens qui résulteraient du trop grand appétit ou de la gourmandise de certains esclaves, un employé se tient près de chaque