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Une écume d’argent tombe à flots de sa bouche,
Et de longs poils épars couvrent son œil farouche.
Il paît jusques à l’heure où du zénith brûlant
Midi plane, immobile, et lui chauffe le flanc.
Alors des saules verts l’ombre discrète et douce
Lui fait un large lit d’hyacinthe et de mousse,
Et couché comme un dieu près du fleuve endormi,
Pacifique, il rumine et clôt l’œil à demi.



LES DAMNÉS DE L’AMOUR.



La terre était immense, et la nue était morne,
Et j’étais comme un mort en ma tombe enfermé,
Et j’entendais gémir dans l’espace sans borne
Ceux dont le cœur saigna pour avoir trop aimé :

Femmes, adolescens, hommes, vierges pâlies,
Nés aux siècles anciens, enfans des jours nouveaux,
Qui, rongés de désirs et de mélancolies.
Se dressaient devant moi du fond de leurs tombeaux !

Plus nombreux que les flots amoncelés aux grèves,
Dans un noir tourbillon de haine et de douleurs.
Tous ces suppliciés des impossibles rêves
Roulaient comme la mer, les yeux brûlés de pleurs ;

Et sombre, le front nu, les ailes flamboyantes,
Les flagellant encor de désirs furieux.
Derrière le troupeau des âmes défaillantes
Volait le vieil Amour, le premier-né des dieux.

De leur plainte irritant la lugubre harmonie,
Lui-même consumé du mal qu’il fait subir,
Il chassait à travers l’étendue infinie
Ceux qui, sachant aimer, n’en ont point su mourir.

Et moi je me levais de ma tombe glacée ;
Un souffle au milieu d’eux m’emportait sans retour.
Et j’allais, me mêlant à la course insensée.
Aux lamentations des damnés de l’Amour.

Ô morts livrés aux fouets des tardives déesses,
Ô Titans enchaînés dans l’Érèbe éternel.
Heureux ! vous ignoriez ces affreuses détresses.
Et vous n’aviez perdu que la terre et le ciel !


Leconte de Lisle.