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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/96

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de moi. Je cachais autant que possible mes chagrins à ma femme ; j’avais soin de ne l’aborder qu’avec un visage joyeux. Enfin un soir j’arrivai à la fin de ma bourse. Dix pence constituaient toute ma fortune. J’étais triste et je songeais en moi-même aux moyens de parer à la misère qui s’approchait ; quant à ma femme, elle était d’une gaieté folle. — Mon cher James, me dit-elle, allons nous promener ce soir ; il fait un si beau clair de lune. Et puis, je ne suis pas dépensière, vous le savez, mais je voudrais que vous m’achetassiez ce job bonnet nouveau qui est à l’étalage de Mme Dudridge ; il ne coûte que quatre dollars.

Quatre dollars, et je n’avais pas quatre sous ! Mais comment oser le déclarer ? Je ne voulais pas briser le cœur de ma femme.

— Je vous l’achèterai dans quelques jours, répondis-je ; mais j’ai dépensé aujourd’hui tout l’argent de poche que j’avais. Allons nous promener. Peut-être, me dis-je mentalement, peut-être quelque bonne fortune se présentera-t-elle.


II. – LES PREMIERS CLIENS.

La promenade me fit grand bien : la soirée était délicieuse ; l’air frais de la nuit calma mon sang et apaisa la fièvre intérieure qui m’avait agité toute la journée. Ma femme était aussi très gaie et s’extasiait naïvement sur la beauté de la nuit. La nature secouait autour de nous ses baumes et ses consolations. Je me sentais relativement heureux, et cependant je continuais à me demander comment je ferais pour donner à ma femme le bonnet qu’elle avait aperçu à la fenêtre de Mme Dudridge. Je retournai longtemps la question dans mon esprit, et je décidai que ma chaîne de montre serait mise en gage pour satisfaire ce caprice de ma femme, le premier qu’elle eût eu depuis notre mariage. Si elle me demandait où avait passé la chaîne, je la tromperais et j’essaierais de lui persuader qu’un simple ruban noir était de meilleur goût ; une fois cette décision prise, je me trouvai tout à fait calme.

En revenant, je fis remarquer à ma femme une maison d’assez belle apparence et qu’entourait un certain mystère. Son propriétaire était riche, disait-on, et vivait dans le plus grand isolement avec une jeune dame et une gouvernante. Ils n’avaient de relations avec personne, et lorsqu’il leur arrivait d’aller à la ville, ils s’y faisaient conduire dans un vieux carrosse, fermé à l’ancienne mode, par un homme qui leur servait de domestique et de jardinier, mais qui n’avait avec eux aucune relation et qui ne pénétrait jamais dans l’intérieur de la maison. Comme j’étais occupé à raconter à ma femme tous