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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/971

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races adolescentes; qui trouvez-vous ? Des vieillards languissans, usés par le temps avant d’avoir vécu.

Disposez pour eux comme vous le voudrez de la durée tout entière; choisissez parmi les despotes les plus intelligens et les plus populaires; joignez les Tibère aux Tibère, les Louis XI aux Louis XI, les tsars aux tsars; que tous à l’envi dépriment les grands, caressent les serfs, coudoient les bourgeois, nivellent la poussière humaine : je dis que de cette poussière ne sortira jamais le miracle spontané d’un monde libre.

Ne nous étonnons donc pas si, parmi tant de peuplades qui ont passé sur la terre, un si petit nombre a pu éclore au droit, à la justice. Que de germes puissans et avortés dans l’espèce humaine sans qu’ils aient pu s’épanouir et fleurir! Vous retrouvez la racine et la tige; vous voulez savoir pourquoi elles ont été flétries avant le jour : demandez-le au souffle du désert.

Il en est tout autrement des peuples qui ont des traditions vitales, s’ils s’y attachent et les respectent. Ces traditions peuvent être suspendues, interrompues : elles peuvent même disparaître sous la conquête, l’invasion, l’usurpation; mais elles continuent d’agir comme des forces organiques, indomptables. Quelle que soit l’apparence, ne dites jamais de ces nations qu’elles sont usées, ensevelies, que le monde n’a plus rien à en attendre. Fussent-elles enfouies sous terre, elles vous démentiraient en surgissant au jour quand vous vous y attendrez le moins.

Avez-vous vu dans mon pays la perte du Rhône ? — Le fleuve, qui descend du haut des Alpes, arrive confiant et à pleins bords. Tout à coup, comme si l’embûche avait été tendue dès l’origine des choses, il disparaît. On le cherche sans le trouver : il s’est perdu dans le puits de l’abîme, il est enseveli dans les entrailles de la terre; une couche prodigieuse de rochers amoncelés depuis les premiers jours le recouvre, et la pierre a été scellée sur lui, aux deux bords, par des bras de Titans. Maintenant, des rives de Savoie et de France, les troupeaux de chèvres, de vaches, de mulets, le traversent à pied sec et l’insultent; la sonnerie de leurs clochettes couvre ses mugissemens. Cependant, pour avoir disparu, le fleuve n’est pas tari; son ancien génie vit encore; il lutte dans les ténèbres, il mugit sous la terre, il travaille dans le sépulcre, il use de sa poussière d’écume la roche éternelle. A la fin, il reparaît à quelques centaines de pas à la lumière, un peu calmé, plus bleu, plus majestueux, mais ni brisé ni dompté par cette épreuve.


E. QUINET.