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REVUE DES DEUX MONDES.

Post-scriptum. Il y a des spectres ! — Je fermais cette lettre, mon ami, au milieu d’un silence solennel, quand soudain mon oreille s’est emplie de bruits mystérieux et confus qui paraissaient venir du dehors, et où j’ai cru distinguer le sourd murmure d’une foule. Je me suis approché fort surpris de la fenêtre de ma cellule, et je ne saurais trop te dire la nature précise de l’émotion que j’ai ressentie en apercevant les ruines de l’église éclairées d’une lumière resplendissante : le vaste portail et les ogives béantes jetaient des flots de clarté jusque sur les bois lointains. Ce n’était point, ce ne pouvait être un incendie. J’entrevoyais d’ailleurs, à travers les trèfles de pierre, des ombres de taille surhumaine qui passaient dans la nef, paraissant exécuter avec une sorte de rhythme quelque cérémonie bizarre. — J’ai brusquement ouvert ma fenêtre : au même instant, de bruyantes fanfares ont éclaté dans la ruine, et ont fait retentir tous les échos de la vallée ; après quoi j’ai vu sortir de l’église une double file de cavaliers armés de torches et sonnant du cor, quelques-uns vêtus de rouge, d’autres drapés de noir et la tête couverte de panaches. Cette étrange procession a suivi, toujours dans le même ordre, avec le même éclat et les mêmes fanfares, le chemin ombragé qui borde les prairies. Arrivée sur le petit pont, elle a fait une station : j’ai vu les torches s’élever, s’agiter et lancer des gerbes d’étincelles ; les cors ont fait entendre une cadence prolongée et sauvage ; puis soudain toute lumière a disparu, tout bruit a cessé, et la vallée s’est ensevelie de nouveau dans les ténèbres et dans le silence profond de minuit. Voilà ce que j’ai vu et entendu. Toi qui arrives d’Allemagne, as-tu rencontré le Chasseur Noir ? Non ? Pends-toi donc !

II.

16 septembre.

L’ancienne forêt de l’abbaye appartient à un riche propriétaire du pays, le marquis de Malouet, descendant de Nemrod, et dont le château paraît être le centre social du pays. Il y a presque chaque jour en cette saison grande chasse dans la forêt : hier la fête s’acheva par un souper sur l’herbe suivi d’un retour aux flambeaux. J’aurais volontiers étranglé l’honnête meunier qui m’a donné à mon réveil cette explication en langue vulgaire de ma ballade de minuit.

Voilà donc le monde qui envahit avec toutes ses pompes ma chère solitude. Je le maudis, Paul, dans toute l’amertume de mon cœur. Je lui ai dû hier soir, à la vérité, une apparition fantastique qui m’a charmé ; mais je lui dois aujourd’hui une aventure ridicule, dont je suis seul à ne point rire, car j’en suis le héros.

J’étais ce matin mal disposé au travail ; j’ai dessiné toutefois jusqu’à midi, mais il m’a fallu y renoncer : j’avais la tête lourde, l’humeur maussade, je sentais vaguement dans l’air quelque chose de