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qui m’intéresse et qui m’émeut ; mais derrière les héros de la fiction l’histoire m’apparaît en traits visibles. Qu’on publie maintes enquêtes, maints documens statistiques sur l’émancipation des Juifs de Bohême, j’ai mes documens qui me suffisent, j’ai les récits de M. Léopold Kompert.

Nous avons dit qu’Anschel veut consoler Nachime et relever le cœur abattu de Rebb Schlome ; il faut d’abord qu’il leur donne l’exemple et qu’il soit un paysan pour tout de bon. Le matin même où le valet de charrue a parlé si rudement à son père, Anschel va trouver aux champs ce terrible moniteur. C’est précisément le titre de ce poétique épisode : Anschel va à l’école. Voyez-le marcher ; comme il est dispos et joyeux ! comme l’idée du travail relève déjà son front et fait briller une mâle fierté dans son regard ! — Oui, se dit-il tout bas, je vais à l’école. Les autres ont appris la culture dès qu’ils ont appris à manier une bêche ; le fils l’a apprise du père, le père l’a apprise de l’aïeul ; moi, je n’ai pas appris cette tradition de mes ancêtres ; je viens d’une boutique du ghetto, mais je suis libre aujourd’hui ; j’ai le cœur d’un homme et je veux apprendre volontairement ce que ceux-là ont recueilli par routine. — D’inquiètes pensées traversent encore son esprit au souvenir de sa mère ; mais quelle joie, quelle émotion profonde, lorsqu’au milieu de ses méditations il entend une voix bien connue qui lui crie : « Eh ! où allez-vous là-bas ? vous voici sur vos terres ! » Ses terres ! son domaine ! quel mot pour l’Israélite maudit ! avec quelle musique céleste il résonne à son oreille ! Voilà un coin du monde où il est chez lui, où il est le maître, où il est ce que ses pères avaient cessé d’être depuis tant de siècles, un citoyen du sol ! il a sa part dans l’univers immense ! il peut presser le sein de la terre nourricière ! À cette pensée, qui pourra dire tout ce qu’il y a de bonheur, de reconnaissance et de piété au fond de cette âme naïve ? Celui-là seul le sait vers qui montent comme un encens les saints élans du cœur, les prières et les actions de grâces que le monde ignore. C’est à peine si une parole bourrue de Wojtêch peut l’arracher à sa rêverie. Il regarde avec une admiration mêlée de joie ce paysan qui vient de le rudoyer ; il examine avec quelle sûreté il manie le timon, avec quelle souplesse et quelle force il dirige le soc, comme il le soulève à de certains endroits et le replonge de nouveau, comme la terre fume sous le fer qui l’entr’ouvre, comme le sillon se dessine et s’allonge. Il voit tout, et les moindres détails le ravissent. Saura-t-il en faire autant ? Cette idée s’offrait à lui sans l’effrayer, quand tout à coup Wojtêch l’interpelle de son ton railleur et hargneux. Mais laissons parler M. Kompert ; la scène est belle et originale.

« Wojtêch était arrivé à l’endroit où se tenait Anschel, et celui-ci avait dû