Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/310

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« — Bonsoir, Nachime, dit Rebb Schlome en entrant ; bonsoir, comment te trouves-tu ? — il s’inclinait sur lui-même, brisé par tant d’émotions violentes, et ces mots avaient coulé de ses lèvres avec une douceur inaccoutumée.

« Nachime voulut se lever, mais elle retomba sur son fauteuil, se couvrit le visage de ses deux mains et se mit à pleurer amèrement.

« — Pardonne-moi le mal que je t’ai fait, Nachime, s’écria Rebb Schlome, dont le cœur s’ouvrait enfin ; pardonne-moi, je souffre bien aussi.

« À ces mots, Nachime cessa tout à coup de pleurer ; ses mains glissèrent de son visage, et elle regarda autour d’elle avec des yeux étonnés et hagards. Puis, la force morale suppléant à la faiblesse de son corps, elle se leva, s’élança d’un bond vers son mari, et, saisissant sa main, y inclina son visage noyé de larmes, comme si elle eût voulu y déposer un baiser plein de soumission et de repentir. — Ami, dit-elle en sanglotant, quelle punition m’infligeras-tu ?

« — Dieu tout-puissant ! s’écria Rebb Schlome, c’est à moi que tu parles ainsi, Nachime ?

« — Je ne puis parler, disait-elle, je ne puis parler, je sens mon cœur qui éclate.

« — Pleure, Nachime, pleure, pleure encore, les pleurs te calmeront.

« En disant cela, il la soulevait, l’attirait vers lui et la tenait enveloppée de ses deux bras. Les deux époux demeurèrent ainsi quelque temps. Nachime pleurait à chaudes larmes, appuyée sur le cœur de Rebb Schlome. Ses pleurs ne tarissaient pas. Plusieurs fois elle essaya de parler, mais il ne tombait de ses lèvres, au milieu de ses sanglots, que des sons inintelligibles. Une heure décisive venait de sonner dans la vie de Rebb Schlome et de Nachime. Les deux enfans étaient debout au seuil de la chambre, muets, immobiles, craignant de profaner par un mot, par un geste, la sainte majesté d’un tel moment.

« Ce fut Nachime qui rompit le silence : — Pourquoi ne me chasses-tu pas d’ici ? s’écria-t-elle enfin en éclatant. Une méchante femme comme moi n’a pas le droit d’être traitée avec tant d’indulgence.

« — Pour l’amour de Dieu, tais-toi, Nachime, lui dit Rebb Schlome. Ne t’humilie pas ainsi devant moi !… Te chasser ! Nous partirons ensemble, je vais vendre le champ et la ferme, nous retournerons au ghetto… Oui, nous partirons, Nachime. Je ne te laisserai pas ici un jour de plus. Je ne veux pas que tu te consumes ici davantage… Tu retrouveras ta maison, tes amis, tes occupations d’autrefois.

« — Mais tu ne songes pas à ton empereur, Rebb Schlome ; tu ne songes pas à ce qu’il dira de toi, quand il saura que tu as renoncé à ton projet.

« — Ne me raille pas, Nachime, dit Rebb Schlome avec vivacité, mais sans le moindre sentiment d’amertume, ne me raille pas, je ne l’ai pas mérité.

« — Que Dieu ne m’assiste jamais dans mes chagrins, si je songe à te railler, Rebb Schlome ! Je te le demande sérieusement : que dira ton empereur quand il saura ce que tu veux faire ? N’est-ce pas par amour pour lui que tu es venu au village ?

« Rebb Schlome ne sut d’abord que répondre. Il réfléchit un instant et reprit d’un ton pénétré : — Dieu n’exige pas qu’on se martyrise ; l’empereur pourrait-il l’exiger ? Je le remercierai toujours, je le remercierai à