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Voici à peine quelques années que Jeanne d’Arc nous est apparue dégagée des ombres accumulées autour d’elle par les passions de ses contemporains autant que par l’ignorance des âges suivans. Ce n’est que de nos jours qu’elle a pris pleine possession de sa gloire. Le type sublime deviné par une royale artiste s’est trouvé presque simultanément confirmé par les investigations de la science et par les plus sévères procédés de l’analyse. Avant la publication intégrale des deux procès et des documens originaux qui les ont suivis, la pucelle n’était pour l’Europe lettrée qu’une héroïne au caractère mal défini et presque équivoque, une sorte de personnage de l’Arioste, qui, par l’effet de certaines couleurs fantastiques et de certaines allures théâtrales à peu près convenues, touchait d’aussi près à la légende qu’à l’histoire.


I

Des causes dont l’influence se fit sentir du vivant même de Jeanne, quoiqu’elles aient été peu soupçonnées jusqu’ici, ont contribué depuis le XVe siècle soit à dévoyer l’opinion, soit tout au moins à la faire hésiter en présence de cette mémoire. L’exécution de Rouen ne fut-elle pas applaudie par un parti nombreux qui comprenait une notable portion de la bourgeoisie française, par l’université, le parlement et la presque totalité de la population de Paris ? Cet acte ne fut-il pas consommé par un évêque de bonne renommée[1], assisté d’un délégué de l’inquisition et de docteurs généralement ; réputés honnêtes et savans ? Comment &’expliquer pareille chose, si des erreurs populaires et des passions abominables n’avaient dès ce temps-là égaré la raison publique ? Comment comprendre qu’un tel procès se soit poursuivi, régulièrement durant de longs mois sans qu’aucun cri d’indignation ait retenti dans cette France que la généreuse enfant venait d’arracher à l’abîme, sans que toute la chevalerie du royaume se soit cotisée pour payer au poids de l’or la rançon de la captive ?

Vainement voudrait-on douter de la froideur de l’opinion en présence de l’immolation judiciaire : cette indifférence n’est pas moins démontrée par le silence des Armagnacs que par les insultes des Bourguignons, et l’histoire est contrainte de reconnaître que pas un effort ne fut tenté ni par la cour, ni par l’armée, ni par l’église, soit pour sauver l’héroïque prisonnière, soit pour la faire mettre à rançon, selon le droit commun du temps, soit même pour intéresser la

  1. Pierre Chauchon est qualifié de vir bonœ memoriœ dans le bref du pape Caliste III, du 3 juin 1455, qui autorise la révision du premier procès.