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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/34

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REVUE DES DEUX MONDES.

vous faites la cour à sa femme. — Mon Dieu ! mon ami, répondit M. de Breuilly avec un ricanement des moins joyeux, et en accentuant chaque mot à sa manière, pourquoi me donner à monsieur comme l’Othello bas-normand ! Monsieur peut assurément… Monsieur est parfaitement libre… il connaît d’ailleurs et il sait observer la limite des choses… Au surplus, monsieur, voici Mme de Breuilly, souffrez que je la recommande moi-même à vos attentions.

Un peu surpris de ce langage, j’eus la bonhomie ou l’innocente malice de l’interpréter littéralement. Je m’assis carrément à côté de Mme de Breuilly, et je me mis à lui faire ma cour, en observant la limite des choses. Cependant M. de Breuilly nous surveillait de loin avec une mine extraordinaire ; je voyais étinceler sa prunelle grise comme une cendre incandescente ; il riait aux éclats, grimaçait, piétinait, et se désossait les doigts avec des craquemens sinistres. M. de Malouet vint à moi brusquement, m’offrit une carte de whist, et, me prenant à part : — Qu’est-ce qui vous prend ? me dit-il. — Moi ? rien. — Ne vous ai-je pas averti ? C’est fort sérieux. Voyez Breuilly ! C’est la seule faiblesse de ce galant homme ; chacun la respecte ici. Faites de même, je vous en prie.

De la faiblesse de ce galant homme il résulte que sa femme est vouée dans le monde à une quarantaine perpétuelle. Le caractère belliqueux d’un mari n’est souvent qu’un attrait de plus pour la foudre ; mais on hésite à risquer sa vie sans l’apparence d’une compensation possible, et nous avons ici un homme qui vous menace tout au moins d’un éclat public, non-seulement avant moisson, comme on dit, mais même avant les semailles. Cela décourage visiblement les plus entreprenans, et il est fort rare que Mme de Breuilly n’ait pas à sa droite et à sa gauche deux places vides, malgré sa grâce nonchalante, malgré ses grands yeux de créole, et en dépit de ses regards plaintifs et supplians qui semblent toujours dire : Mon Dieu ! personne ne m’induira donc en tentation !

Tu croirais que l’abandon où vit manifestement la pauvre femme doit être pour son mari un motif de sécurité. Point. Son ingénieuse manie sait y découvrir une cause nouvelle de perplexités. — Mon ami, disait-il hier à M. de Malouet, tu sais que je ne suis pas plus jaloux qu’un autre ; mais, sans être Orosmane, je ne prétends pas être George Dandin. Eh bien ! une chose m’inquiète, mon ami : as-tu remarqué qu’en apparence personne ne fait la cour à ma femme ? — Parbleu ! si c’est là ce qui te préoccupe… — Sans doute : tu m’avoueras que cela n’est pas naturel. Ma femme est jolie. Pourquoi ne lui fait-on pas la cour comme à une autre ? Il y a quelque chose là-dessous.

Heureusement, et au grand avantage de la question sociale, toutes