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— Vous ne me demandez seulement pas où il faut aller pour recueillir l’héritage ? s’écria le tabellion d’un air bourru.

— Tiens ! c’est vrai ! Vous m’avez dit en Allemagne, je crois…

— En Allemagne ! en Allemagne ! vous chercheriez longtemps s’il vous fallait faire le tour de l’Allemagne ! C’est à D… que votre tante est morte !

Gérard sortit là-dessus et partit le jour même.

L’homme de loi auquel le jeune héritier s’adressa en arrivant à D… trouva que les droits de Gérard étaient incontestables ; mais la succession de la bonne dame était embarrassée d’affaires litigieuses qui devaient en rendre la liquidation lente et laborieuse. Trois semaines s’écoulèrent sans que Gérard pût encore prévoir le moment où finiraient les inextricables difficultés qui surgissaient de toutes parts. Les trésors du fameux jardin des Hespérides étaient moins bien gardés que les cent mille écus que Gérard était allé chercher en Allemagne. Il attendait néanmoins avec patience un dénoûment chaque jour promis et chaque jour reculé, mais dans cette attente il s’ennuyait. Une lettre qu’il écrivit à cette époque à un de ses amis de Paris donnera une idée de son ennui.

« Ce 7 mai 185…
« Mon cher Henri,

« Le croirais-tu ? je bois de la bière et je fume dans une grande pipe dont le fourneau de porcelaine blanche est orné des portraits authentiques de Faust et de Marguerite, Voilà à quelle extrémité m’a réduit la vie que je mène ici !

« Je commence le jour par une chope et je le finis par une pipe. C’est le chemin de l’abrutissement. Cette chope et cette pipe croissent et multiplient : elles naissent les unes des autres. Encore trois mois, je me surprendrai en flagrant délit de conversation allemande, et je ne me reconnaîtrai plus.

« On parle quelquefois de l’ennui à Paris ; certaines personnes même ont la prétention de l’avoir éprouvé : quelle fatuité ! L’ennui français, l’ennui parisien surtout est une distraction : il jette de la variété dans la vie. On ne connaît l’ennui qu’à D… Il y est né, il y habite, et jamais il n’émigre. Le jour même de votre arrivée à D…, il vous rend visite. Le lendemain, il boit et fume avec vous. On n’a pas d’ami plus fidèle.

« Les hommes d’affaires entre lesquels je distribue mon temps sont bien certainement les plus honnêtes gens du monde, mais ils ont le malheur de se ressembler tous, et cette continuelle ressemblance est une des choses les plus monotones qui se puissent voir. Il en est ici des maisons comme des hommes : il n’y a qu’une archi-