Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/40

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
REVUE DES DEUX MONDES.

daine et vulgaire. On ne les en dégage qu’avec peine, avec gêne, et jamais sans mélange. M. et Mme  de Malouet, M. de Breuilly même, quand sa jalousie insensée ne le prive pas de l’usage de ses facultés, sont certainement des intelligences et des cœurs d’élite ; mais la seule différence des années ouvre des abîmes entre nous. Quant aux jeunes gens et aux hommes de mon âge que je rencontre ici, ils marchent tous d’un pas plus ou moins alerte dans le chemin de Mme  de Palme. Il suffit que je ne les y suive pas pour qu’ils me témoignent une sorte de froideur voisine de l’antipathie. Ma fierté n’essaie pas de rompre cette glace, bien que deux ou trois parmi eux me semblent bien doués, et révèlent des instincts supérieurs à la vie qu’ils ont adoptée.

Il est une question que je me pose quelquefois à ce sujet : valons-nous mieux, toi et moi, jeune Paul, que cette foule de joyeux compagnons et d’aimables viveurs, ou bien en différons-nous simplement ? Comme nous, ils ont de l’honnêteté et de l’honneur ; comme nous, ils n’ont ni vertu ni religion proprement dites. Jusque-là nous sommes égaux. Nos goûts seuls et nos plaisirs ne se ressemblent pas : toutes leurs préoccupations appartiennent aux légers propos du monde, aux soins de la galanterie et à l’activité matérielle ; les nôtres se donnent avec une prédilection presque exclusive à l’exercice de la pensée, aux talens de l’esprit, aux œuvres bonnes ou mauvaises de l’intelligence. Au point de vue de la vérité humaine et suivant l’estime commune, il n’est guère douteux que la différence ne soit ici à notre avantage ; mais dans un ordre plus élevé, dans l’ordre moral, et, pour ainsi dire, devant Dieu, cette supériorité se soutient-elle ? Ne faisons-nous, comme eux, que céder à un penchant qui nous entraîne d’un côté plutôt que d’un autre, ou obéissons-nous à un grand devoir ? Quel est aux yeux de Dieu le mérite de la vie intellectuelle ? Il me semble quelquefois que nous professons pour la pensée une sorte de culte païen dont il ne tient nul compte, et qui peut-être même l’offense. Plus souvent je crois qu’il veut qu’on use de la pensée, dût-on même la tourner contre lui, et qu’il agrée comme des hommages tous les frémissemens de ce noble instrument de joie et de torture qu’il a mis en nous.

La tristesse n’est-elle pas, aux époques de doute et de trouble, une sorte de piété ? J’aime à l’espérer. Nous ressemblons un peu, toi et moi, à ces pauvres sphinx rêveurs qui demandent vainement, depuis tant de siècles, aux thébaïdes du désert le mot de l’éternelle énigme. Serait-ce une folie plus grande et plus coupable que l’insouciance heureuse de la petite comtesse ? Nous verrons bien. En attendant, garde, pour l’amour de moi, ce fonds de mélancolie sur lequel tu brodes ta douce gaieté, car, Dieu merci, tu n’es pas un